Tribune | Poissons morts sur l’Ogooué : Daniel F. Idiata tire à boulets rouges sur le CIRMF
Des semaines après l’apparition de centaines de poissons morts dans le Bas-Ogooué, le Centre international de recherches médicales de Franceville a rendu publics, en août, les premiers résultats de ses analyses. Commissaire général du Cenarest, dont les résultats ont également été publiés récemment, le Pr Daniel Franck Idiata juge «au mieux discutables, et au pire absolument contestables» les conclusions de ses collègues du CIRMF sur les causes de ce phénomène. Ses raisons tiennent sur deux arguments étayés dans la tribune libre ci-après.
Pr Daniel Franck Idiata, Commissaire général du Cenarest, réfute les résultats du Cirmf sur la mort des poissons dans la Bas-Ogooué. © D.R.
Faisant suite à l’épidémie de mort massive des poissons dans la région du Bas-Ogooué au Gabon, le Centre International de Recherches médicales de Franceville (CIRMF) a dégainé le premier pour apporter au gouvernement des outils d’aide à la décision. Alors que les chercheurs du CENAREST, spécialistes des poissons, avaient émis l’hypothèse du virus TiLV au regard de l’actualité scientifique mondiale lié à ce phénomène, virus qu’ils ont du reste confirmé en s’aidant d’analyses très pointues d’un laboratoire spécialisé et accrédité de l’Université des Sciences de la Vie d’Oslo (Norvège), le CIRMF a dit avoir identifié les bactéries de la famille Aeromonas veronii et de la famille Plesiomonas shigelloides, qui seraient donc la cause de la mort de ces poissons.
Dans ce qui suit, et dans le souci d’entretenir le débat scientifique sur une problématique de santé publique, je montre pourquoi, en l’état actuel des recherches, les résultats du CIRMF sont, au mieux, discutables et au pire, absolument contestables. Deux arguments fondent mon raisonnement.
PREMIER ARGUMENT :
LA NATURE DES BACTÉRIES EN QUESTION
Le genre Aeromonas regroupe des bactéries de la classe des Gammaproteobacteria . Elles appartiennent à la famille des Aeromonadaceae. Ce sont des bacilles droits à extrémités arrondies, à coccoïdes, à coloration Gram négatif, mobiles, anaérobies facultatifs, chimioorgano-hétérotrophes, oxydase positive et catalase positive. Quelques souches d’Aeromonas sont responsables de gastroentérites et d’infection de plaies chez l’être humain, et de nombreuses espèces vivantes peuvent être infectées par ces bactéries. Le réservoir des Aeromonas dans la nature est dulçaquicole : la bactérie est présente dans les eaux douces et notamment dans les eaux d’égouts, les sédiments anoxiques. Les Aeromonas sont donc sans surprise retrouvées chez de nombreux animaux aquatiques ou des zones humides comme les sangsues, les grenouilles, les poissons, les reptiles, les oiseaux ou les moustiques (en particulier les chironomes dont les larves, utilisées par les pêcheurs sous le nom de « vers de vase », se développent dans le sédiment) qui peuvent contaminer les réservoirs d’eau potable notamment si leur eau est eutrophe et susceptible de nourrir d’importantes populations bactériennes) et indirectement divers aliments. Cette bactérie très ubiquiste dans les milieux aquatiques interagit probablement avec un grand nombre d’espèces, et de manière parfois complexe.
Ainsi, plusieurs espèces d’Aeromonas sont assez souvent retrouvées dans le microbiote endogène de moustiques non-piqueurs du groupe des Chironomidés (Diptera : Chironomidae), au stade œuf, larve & pupe, et adulte trouvées dans 1,63 % des pontes de chironomes et 3,3 % des larves). Certaines espèces d’Aeromonas isolés chez ces chironomes sont pathogènes pour le moustique (dégradation des œufs et de la chitine grâce à une enzyme, la chitinase), mais les chercheurs ont aussi isolé dans le microbiote de ces moustiques des espèces d’Aeromonas qui les protègent d’intoxications par les métaux lourds. Les larves de ces insectes sont très communes dans les eaux douces du monde entier (qui sont aussi l’un des réservoirs dans certains pays du Vibrio cholerae) ; elles sont mangées par de nombreux poissons (également souvent infectés par des Aeromonas) et amphibiens, et l’adulte peut être abondamment consommé par de nombreux oiseaux et des chauves-souris.
Le genre Plesiomonas shigelloides, quant à lui, est une espèce, d’après un article que j’ai téléchargé sur le site web de l’encyclopédie en ligne Wikipédia, de bactérie qui était auparavant classée dans la famille des Vibrionaceae, mais la plupart des microbiologistes s’accordent désormais pour dire qu’une meilleure classification est celle de la famille des Enterobacteriaceae. C’est une bactérie à Gram négatif en forme de bâtonnet qui a été isolée chez les poissons d’eau douce, les poissons d’eau douce, les crustacés et de nombreux types d’animaux, y compris l’homme, le bétail, les chèvres, les porcs, les chats, les chiens, les singes, les vautours, les serpents et les crapauds.
Cette espèce a été isolée dans une grande variété de spécimens cliniques humains, y compris intestinaux (généralement des selles ou des tampons rectaux) et extra-intestinaux. Il a été isolé des selles humaines avec ou sans diarrhée et / ou de vomissements (gastro-entérite). De nombreux rapports indiquent ou impliquent que Plesiomonas shigelloides a effectivement causé la diarrhée / gastro-entérite. Cependant, l’isolement des selles d’un cas de diarrhée ne doit pas permettre de conclure que la souche de P. shigelloides a effectivement causé la diarrhée dans le cas ; c’est-à-dire qu’une association temporelle ne prouve pas la causalité.
Cependant, certaines souches de P. shigelloidespeut causer la diarrhée chez certaines personnes dans certaines conditions. Son rôle causal dans la diarrhée mérite une étude supplémentaire avec l’utilisation de critères de causalité standard. P. shigelloides a été isolé d’une grande variété de spécimens cliniques extra-intestinaux humains, souvent de ceux présentant un déficit immunitaire. Certaines souches de Plesiomonas partagent des antigènes avec Shigella sonnei et des réactions croisées avec les antisérums de Shigella peuvent survenir. Plesiomonas se distinguent des Shigella dans les selles diarrhéiques par un test de l’oxydase : Plesiomonas est oxydase positive et Shigella est oxydase négative. Plesiomonas se distingue facilement de Aeromonas sp. et d’autres organismes oxydase-positifs par des tests biochimiques standard. Les données concernant le dosage dose-réponse chez l’humain sont publiées dans Herrington et al. (1987).
Par rapport à cette présentation et sans remettre en cause le travail remarquable du CIRMF dans ses domaines de compétence, je dis bien dans ses domaines de compétence et uniquement dans ses domaines de compétence, depuis l’apparition de cette épidémie en juillet dernier, aucun symptôme décrit ci-dessus en lien avec ces bactéries n’a été attesté ni chez les autres poissons, les autres mammifères et encore moins chez les populations humaines vivant le long du Bas-Ogooué, dès lors qu’il est formellement établi que nombre de gens ont continué de manger les tilapias dans la zone infectée. J’ai, moi-même, été plusieurs fois à Lambaréné pour constater que la « carpe » se vendait toujours au débarcadère d’Isaac et vraisemblablement ailleurs.
Par rapport à ce premier argument, tout scientifique même de niveau élémentaire, sera obligé de s’étonner de voir que sans avoir fait une véritable enquête qui tienne compte de tous les aspects énoncés ici, le CIRMF en vienne à asseoir une théorie sur la seule base de l’analyse d’un spécimen. Non pas que je doute que le CIRMF ait pu trouver ces bactéries dans le matériel biologique analysé dans son laboratoire, encore qu’il faut le prouver, mais je conteste le fait de l’affirmation que la cause de la mort des poissons soit ces bactéries.
Loin de moi l’idée de vouloir contester le CIRMF, qui demeure l’un des plus grands centres de recherche en Afrique. De plus, je n’ai ni la compétence d’un virologue ni celle d’un spécialiste de la biologie et des pathologies des poissons pour contredire scientifiquement ces résultats. Pourtant, les résultats du CIRMF ne me semblent pas crédibles au premier abord et ce doute est partagé par nombre de spécialistes de la biologie et des pathologies des poissons.
DEUXIÈME ARGUMENT :
LES DOMAINES DE COMPÉTENCES DU CIRMF
Immédiatement, j’affirme au regard de ce que je connais du CIRMF, dont j’ai été membre du conseil scientifique plus d’une fois en vertu de mes fonctions de Commissaire Général du CENAREST, que le CIRMF n’est pas spécialisé dans l’étude de la biologie et des pathologies des poissons. Je l’affirme et je le réaffirme ! On sait que les activités du CIRMF sont orientées dans l’étude des maladies comme le VIH/SIDA ou le paludisme, et plus largement les maladies virales émergentes telles que la fièvre hémorragique Ebola ou la fièvre à chikungunya (Idiata, 2014). Les programmes de recherche du CIRMF, qui n’ont strictement rien à avoir avec la biologie et les pathologies des poissons, sont consacrés à l’identification des agents pathogènes associés à un syndrome clinique chez l’homme ou chez l’animal, caractérisation du syndrome et des paramètres biologiques et biochimiques associés, la caractérisation complète du génome des agents pathogènes identifiés et étude de l’évolution génomique, les modalités d’émergence et de circulation des agents pathogènes (identification de réservoirs animaux, modalités d’émergence chez l’homme, modalités de diffusion chez l’homme et caractéristiques épidémiologiques).
L’émergence d’une nouvelle maladie, ou la transmission d’un agent pathogène d’un animal à l’homme, fait intervenir une succession d’étapes conditionnées par des facteurs nombreux et variés liés aux environnements écologiques et socioculturels, au virus lui-même, aux défenses immunitaires, ou encore aux mécanismes cellulaires de l’infection. Le projet associé à cet axe ambitionne d’étudier une partie des facteurs impliqués dans chacune des trois étapes conduisant à l’émergence vraie d’un virus chez l’homme et l’évaluation et suivi de l’efficacité de schémas thérapeutiques : mutations, variabilité génétique et résistance aux médicaments des agents pathogènes. Pour moi donc, le CIRMF n’est pas le meilleur acteur pour traiter des questions de biologie et de pathologies des poissons.
De plus, l’hypothèse da la présence des bactéries Aeromonas veronii et Plesiomonas shigelloides comme étant la cause de la mort des poissons me paraît franchement peu probable au regard de la biologie et de l’écologie de ces bactéries.
Par rapport à ce deuxième argument, je choisis de fonder ma conviction dans les résultats des chercheurs du CENAREST et de leurs homologues norvégiens, qui sont, eux, de vrais spécialistes de la biologie et des pathologies des poissons, et qui ont donc découvert le TiLV comme l’agent infectieux des tilapias du Bas-Ogooué. Tous les ichtyologues et les virologues que j’ai consultés ces jours-ci sont formels : aucun laboratoire, fût-il du CIRMF, n’a de compétence universelle sur toute la biologie et les pathologies du vivant. Le CIRMF doit rester dans ses champs de compétence. Ce, d’autant plus que rien dans la littérature spécialisée sur les épidémies des tilapias dans le monde n’atteste la présence des bactéries que le CIRMF prétend avoir découvertes. Or, cette épidémie est active sur tous les continents et décime les tilapias d’élevage comme dans la nature.
EN CONCLUSION
Pour terminer, je voudrais redire, à l’attention du gouvernement de la République, que fonder une politique publique de biosécurité sur les prétendues bactéries qu’aurait découvertes le CIRMF est, en l’état actuel des recherches, extrêmement risqué. C’est pourquoi, j’invite le gouvernement de la République à ne pas se contenter de simples communiqués, mais à aller au-delà, en mettant en place de véritables mesures de biosécurité adaptées au TiLV et en mobilisant les financements conséquents pour permettre aux chercheurs du CENAREST, du CIRMF et des autres institutions de recherche au Gabon et à l’international d’approfondir les investigations.
Bien entendu, si le CIRMF apporte au monde scientifique les preuves incontestables et irréfutables montrant que les bactéries que ses chercheurs ont prétendu avoir découvertes sont effectivement pertinente dans le cas d’espèce, au sens où elles seraient donc la cause de la mort massive des poissons dans le Bas-Ogooué, je serais le premier à applaudir des toutes mes forces. Je soutiens fortement tout ce qui valorise la recherche scientifique gabonaise et c’est à ce titre que j’ai amené le CENAREST à attribuer à Eric Leroy du CIRMF, le Grand Prix Omar BONGO ONDIMBA de la recherche en 2009 avec les cent millions (100.000 000) Francs de CFA dédiés, pour l’excellence de ses travaux.
Professeur Daniel Franck IDIATA, Commissaire Général du CENAREST
1 Commentaire
Enfin un vrai débat scientifique au Gabon. Que répondra le CIRMF?