Sociologue, chercheur au Cenarest, Jean-Emery Etoughe-Efe tente de rappeler que si, peut-être, certains termes sont appropriés aux circonstances et aux environnements culturels qui les ont élaborés ou créés, ils peuvent être inadaptés dans des contextes socio-historiques autres. Le terme « distanciation sociale » est, sans doute, pertinent en Occident, mais pas forcément en Afrique et notamment au Gabon : contexte où le lien social reste inaliénable dans le rapport avec autrui. Les autorités gabonaises étant dans une logique de développement par procuration, il n’y a jamais eu de réflexion nationale préalable pour adapter les mesures barrières édictées par les pays occidentaux au contexte local. Il en a de même pour les termes, les notions, les expressions usités par les pouvoirs publics et le COPIL. Il suffit de copier et de coller.

Au tout début de la crise de la COVID-19, l’utilisation de l’expression « distanciation sociale » a été une source de confusion, non seulement pour la population qui l’entendait pour la première fois, mais également pour les chercheurs en sciences sociales qui lui ont toujours donné un sens tout à fait différent. © Gabonreview/Shutterstock

 

Jean-Emery Etoughe-Efe est sociologue, chercheur au Cenarest, essayiste, consultant, maître de recherche Cames (Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH) et Centre national de la recherche scientifique et technologique (Cenarest). © D.R.

L’expression « distanciation sociale » est l’une des expressions les plus entendues depuis le début de la pandémie de la covid-19. Circonscrite à cette pandémie, elle s’intègre dans l’ensemble des mesures mises en place par les autorités sanitaires pour limiter la propagation de la maladie. En effet, les autorités de santé publique exhortent à pratiquer ce qu’elles appellent la distanciation sociale afin d’éviter la transmission de la covid-19, cette maladie causée par le dernier coronavirus SARS-cov-2. Une maladie respiratoire qui voit le jour en Chine, le 16 novembre 2019, à Wuhan dans la province de Hubei (en Chine centrale).

Largement répandue dans le domaine de la prévention des infections, l’expression distanciation sociale renvoie aux mesures de réduction des contacts physiques étroits à l’échelle individuelle (distance de sécurité d’un mètre entre les personnes selon les autorités publiques) et collective (fermeture des espaces publics et privés et annulation des événements susceptibles de rassembler un grand nombre de personnes) (J.O. n°63).

A cause de l’ampleur prise par la pandémie due au Covid-19, la distanciation sociale est devenue le principal moyen de prendre part à la lutte contre la propagation du virus. Par conséquent, cette expression est relayée par les citoyens lambda, les médias, les personnalités politiques et médicales et même les universitaires (Assoumou-Ella, 2020).

Dans la présente contribution, nous tenterons de montrer que l’expression « distanciation sociale » ne semble pas appropriée dans le contexte de la covid-19. Ainsi, après avoir montré que le terme est source de confusion, nous allons ensuite remonter à son origine historique et sociologique. Enfin, nous apprécierons la problématique dans le contexte de la covid-19. Ce qui nous permettra de proposer un terme qui apparait plus compatible avec le contexte sanitaire auquel on l’utilise aujourd’hui.

Distanciation sociale : une source de confusion

En sociologie, les premières études portant sur la distance sociale s’intéressaient aux phénomènes de la ségrégation et de la discrimination causés par les nouvelles vagues d’immigration aux États-Unis, en provenance de pays différents des immigrants de première vague (britanniques, scandinaves, allemands – en somme des pays de tradition protestante) (Rocher et White, 2021 : 17).

Toutefois, au tout début de la crise de la COVID-19, l’utilisation de l’expression « distanciation sociale » a été une source de confusion, non seulement pour la population qui l’entendait pour la première fois, mais également pour les chercheurs en sciences sociales qui lui ont toujours donné un sens tout à fait différent. En effet, la notion de « distance sociale », pourtant bien connue dans l’histoire des sciences sociales critiques du 20e siècle (notamment l’anthropologie et la sociologie), a émergé comme outil pour évaluer le degré et les dynamiques de ségrégation dans les sociétés marquées par les inégalités engendrées par l’esclavage et le colonialisme. Quand le terme fut repris par les chercheurs en épidémiologie et santé publique, il a connu un changement sémantique assez radical. Dans le contexte des pandémies à l’échelle planétaire, comme celle du coronavirus, la distance sociale, ainsi que la pratique de « distanciation sociale », se transforment en quelque chose de positif, de souhaitable, voire d’essentiel, puisque c’est uniquement par la prise de distance physique entre les êtres humains que nous allons pouvoir limiter la propagation du virus.

Évidemment en un laps de temps relativement court, la population, y compris la communauté des chercheurs en sciences sociales, a repris assez rapidement cette utilisation positive du terme. La méthode principale pour la mise en œuvre de la distanciation sociale serait le confinement, une idée qui, elle aussi, nous semblait étrange au début de la crise sanitaire, mais qui est devenue normale assez rapidement dans plusieurs régions et pays du monde (Rocher et White, 2021 : 16).

Distanciation sociale : définition et origine

Le mot distanciation est apparu récemment dans la langue française, en 1959 exactement, pour traduire le verfremdung forgé par le dramaturge allemand Bertold Brecht (1898-1956) qui signifiait par là qu’un auteur et des spectateurs devaient prendre des distances par rapport aux personnages (Verfremdungseffekt, inventé par le théâtre grec antique et ses chœurs). Il s’agit de théoriser le fait de créer une certaine distance entre le spectacle et le spectateur afin de développer l’esprit critique de celui-ci. Cet effet de distanciation vise à provoquer une rupture avec l’illusion théâtrale et pousser le spectateur à la réflexion. Le Dictionnaire de l’Académie française précise que l’acteur s’efforce de jouer comme à distance de son personnage, afin que le spectateur donne priorité au message social ou politique que l’auteur a voulu délivrer. Ainsi l’acteur prend ses distances avec son personnage, invitant ainsi le spectateur à prendre ses distances avec l’action dramatique, le tout pour favoriser l’esprit critique.

Dans la foulée, le concept de distanciation a exprimé le recul pris ou devant être pris par rapport à quelque chose ou à quelqu’un.

Les Allemands ont utilisé le terme « Absonderung », un terme authentiquement allemand signifiant isolement. Et puis, ils ont utilisé des termes un peu bâtards, découlant du français comme « Distanzierung », « Distanzierkeit » ou encore « Distanzlösigkeit » (« Lösigkeit » signifiant relâchement). Signalons que pour exprimer la distance, il existe le mot typiquement allemand « Entfernung ».  Les Espagnols ont utilisé l’expression « distancia fisica » et les portugais l’expression « distanciamento social » (ou « publico »). Pour leur part, les Néerlandais ont choisi « publike distantiëring » (Gensane, 2020).

Le concept ou le terme « Distanciation », que certains auteurs prennent soin de mettre entre guillemets, désigne le refus de se mêler à d’autres classes sociales. Par extension, le mot a désigné l’écart, le refus de relation existant entre différentes classes sociales. Certainement que ce n’est pas le sens que l’on veut donner aujourd’hui à ce terme, en le considérant comme l’une des principales mesures barrières de lutte communautaire contre le coronavirus (Gensane, 2020).

Distanciation sociale dans le contexte de la covid-19

L’expression distanciation sociale qui est finalement une transcription de l’anglais social distancing, est assez peu heureuse dans le contexte de la covid-19. Et ce, d’autant plus que ce syntagme existait déjà avec un tout autre sens. On le trouve en effet dans Loisir et culture, un ouvrage, paru en 1966 et écrit par les sociologues Joffre Dumazedier et Aline Ripert. On y lit : « Vivons-nous la fin de la “distanciation” sociale du siècle dernier ? ».

Si l’expression « distanciation sociale » qui décrit assez bien l’une des principales mesures qui sont prises pour contrôler la covid-19 par les responsables de la santé publique, l’objectif est de réduire les contacts physiques et de maintenir une distance minimale entre les individus pour éviter la propagation de cette maladie. Il s’agit, en somme d’une distance physique ou spatiale, bien loin du social.

Au Gabon, tant les autorités sanitaires que les médias ont repris le terme de distanciation sociale à titre d’équivalent anglais de social distancing. Celui qui s’intéresse à la configuration des rapports sociaux en fonction du degré d’acceptabilité ou du caractère souhaitable des relations avec certaines catégories d’individus. Alors il faut considérer que la dimension « sociale » est davantage mise en relief que la dimension « spatiale ».

La distanciation spatiale implique donc d’éviter les contacts avec autrui, soit pour éviter d’être infecté ou pour éviter d’infecter les autres. Cette mesure contribue à réduire les taux d’infection. Concrètement, elle demande d’éviter toute activité où il est possible d’être en contact rapproché avec autrui, comme :

– Aller au travail, à l’école ou à l’université ;

– Utiliser les transports en commun ;

– Se rendre dans les centres médicaux ;

– Assister à des cérémonies religieuses ;

– Fréquenter les centres commerciaux ;

– Fréquenter les événements publics ;

– Se rendre à des rassemblements publics ;

– Etc.).

Parlons de distance physique ou sanitaire dans le cadre de la covid-19 

À l’origine, la « distanciation » n’est pas spatiale. Au théâtre, elle décrit la distance que crée l’acteur entre le spectacle et le spectateur (Develey et Conruyt, 2020). Que comprendre alors à ce mot accolé au terme « social » ? Qu’il faille s’éloigner de la société, de ses amis, de ses proches ?

De fait, le terme « physique » est plus précis car il désigne le corps de l’individu, quand le corps social qualifie la société. Parler de « distanciation physique », c’est remettre au cœur du discours le particulier dans sa chair. Rien ne nous empêche de maintenir un lien avec l’autre, un lien social, tout en restant physiquement distant (Develey et Conruyt, 2020).

Selon les recherches de The Lancet, le confinement peut causer de la confusion, de la colère et des symptômes de stress post-traumatique, et cet isolement, additionné à la « distanciation sociale » peuvent augmenter les besoins en matière de services en santé mentale. Ce qui est troublant, puisque l’offre des soins de santé non-primaires, tels que les groupes de soutien et les thérapies de groupe, est encore plus rare en ce moment (Eaton, 2020).

Maintenant que nous respectons une distance physique d’un mètre avec les autres, rappelons-nous que « distanciation sociale » est une erreur d’appellation. La directive vise les contacts physiques seulement (Rocher et White, 2021 : 22).

Donc « distanciation » va, mais « sociale » est beaucoup trop vague.  Aussi, vu le contexte, aurait-il mieux valu utiliser l’expression « distance sanitaire » ou « physique ». Car, en utilisant le mot distanciation, les pouvoirs publics gabonais ont préféré le processus à l’état de fait. Finalement, en occultant le côté sanitaire de la situation qui caractérise pourtant parfaitement le problème et en lui préférant le terme social comme si la pandémie consignait les rapports sociaux, les pouvoirs publics et les médias ont donc imposé une expression peu précise et inappropriée (Gensane, 2020).

L’adjectif social a diverses acceptions qui tournent autour des relations entre les êtres. La connotation de ce terme est globalement positive, renvoyant aux valeurs de solidarité ou sociabilité. On parlera de contrat social, de mouvements sociaux, de réseaux sociaux bien sûr, ou d’inégalités sociales (Gensane, 2020). Mais la spirale médiatique est telle que les autorités publiques insistent sur l’importance d’une distance sociale plutôt que physique. Or, dans la cadre de la lutte contre le coronavirus, le lien social est préservé, en dépit de la distance physique exigée en public. Dans ce contexte, la préservation des liens sociaux ne peut s’appuyer que sur un ensemble de ressorts sociaux qui épargnent les individus de l’isolement social sans pour autant instiller une méfiance profonde à l’endroit des autres. On demanderait aux individus de faire preuve de prudence et de civisme en conservant une distance jugée sécuritaire. En somme, la Pandémie de Covid-19 nous oblige à respecter des distances de sécurité pour limiter, ralentir ou stopper les risques de propagation du virus.

Jean-Emery Etoughe-Efe

Sociologue, chercheur au Cenarest, essayiste, consultant, maître de recherche Cames (Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH) et Centre National de la Recherche scientifique et technologique (Cenarest). © D.R.

_____________________________________________________________

Bibliographie

Assoumou-Ella (Giscard), Confinement total de Libreville, contrôles policiers et risque de propagation du COVID-19, Working Paper N°5, 2020, 4 p.

Centre de médecine comportementale de Montréal, Maintenir sa santé physique et mentale lors de la pandémie de COVID-19, 6p.

Communauté du Pacifique, COVID-19 – La distanciation sociale.

Develey (Alice) et Conruyt (Claire), « Distanciation physique » ou « distanciation sociale » : quelle formule adopter ? Le Figaro en ligne, Publié le 29/04/2020 à 13 :38, mis à jour le 29/04/2020.

Eaton (Margaret), La distanciation sociale, une erreur d’appellation, Globe and Mail, 23 mars 2020.

Gensane (Bernard), De la “ distanciation sociale ”, Mediapart du 4 Juin 2020.

Journal officiel de la République Gabonaise, n°63, du 16 au 23 avril 2020.

Rocher (François) et White (Bob), in Bob W. White & Maude Arsenault (sous la direction de) (2021),

« Distanciation sociale » : vraiment ? L’interculturel en temps de pandémie, pp. 16-25.

 
GR
 

2 Commentaires

  1. Félix AYENET dit :

    Merci pour l’éclairage. Mais la pandémie est présente au Gabon depuis plus d’un an déjà. Et la confusion s’est déjà bien installée dans les têtes de tous.votre réaction est certes constructive, Mais très tardive quand même. Enfin on dira qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre.

  2. Jean-Lié Massala dit :

    Qui aurait pu penser que la pandémie de la Covid 19 puisse nous amener à une telle exégèse ?
    Comme quoi, la science, reste la science, issue parfois des phénomènes…sociaux.
    Cette interrogation nous permet, non seulement de confirmer que tout phénomène, dans sa résolution appelle des hypothèses et des réponses, mais également que les conséquences du phénomène ne se limite pas essentiellement à son domaine ou champ de prédilection, la santé, en l’occurrence, avec le cas de la pandémie du Coronavirus. Nous voici, dans le champ de la sociologie, à propos de l’expression « distanciation sociale », utilisé maladroitement.
    Il faut rendre hommage au Professeur Jean-Emery Etoughe-Efe pour ses (ces) éclairages sur le concept de distanciation, sociale, en l’occurrence.
    Certes, « on dira qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre », mais de là à penser qu’il est trop tard de (re)préciser le concept de distanciation dans son usage actuelle, j’en doute : au début de l’épidémie, et ce jusqu’à maintenant, tout le monde, même au pays de Molière, du moins dans la sphère francophone, on parlait « du » Covid 19. Ce n’est que plus tard, sans démonstration de cause à effet, qu’est advenue « la » Covid 19. C’est dire qu’ « il n’est jamais trop tard pour bien faire ».
    La contribution du Professeur Jean-Emery Etoughe-Efe est hautement inestimable. Au-delà de sa démonstration scientifique, laquelle, j’en suis sûr fera date, en provenance du Sud, pour la communauté scientifique mondiale dans son ensemble, permet également de confirmer ce que certains d’entre nous ressentions comme malaise à la constitution du COPIL, c’est-à-dire une adjonction à celui-ci des d’autres scientifiques, psychologues, psychiatres, sociologues, anthropologue, économistes, etc., afin de receler d’experts de tous bords dans les approches pour la maitrise de cette pandémie sous plusieurs aspects.
    Il n’empêche qu’une de nos particularités est de penser souvent après…, donc pourquoi pas maintenant ?

Poster un commentaire