[Tribune libre] Gabon : Le péril de l’hydre identitaire
La montée de l’identitarisme au Gabon inquiète le CTRI, mais ce phénomène est présent depuis des mois dans le discours politique et l’opinion publique. Les responsables politiques et d’opinion contribuent à banaliser ce ‘’poison identitaire’’. Institutionnaliser la division serait une grave erreur. Deux experts, Mamadou Diatta Ngatoubili* et Yannick Egnongo*, respectivement docteurs en Science politique et Relations internationales et en Science de Gestion, analysent ici la situation et ses dangers, appelant à un retour à la cohésion nationale pour préserver l’avenir du Gabon.
Face à la montée de ce qu’il qualifie de « régionalisme », le comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI) a émis un communiqué le 28 juin dernier, pour condamner la diffusion dans la société du « venin mortel de l’ethnocentrisme et de la xénophobie ». Tout observateur averti aurait pu anticiper cette dérive tant la stigmatisation sur la base de l’origine et l’ethnocentrisme ont eu pignon sur rue depuis l’avènement du CTRI, sans que celui-ci ne s’aperçoive de la gravité des propos, des actes, et des projets discriminatoires qui ont été exposés ces derniers mois.
Cette sublimation identitaire que l’on avait vu poindre dans les discours des uns et des autres au début de la transition, s’est visiblement inoculée dans les conclusions du Dialogue National dit inclusif (DNI). En effet, une panoplie de recommandations du DNI propose de réduire les droits des citoyens nés d’un parent non-Gabonais et/ou marié à un conjoint non-Gabonais. Ceci se traduirait par l’exclusion pure et simple de ces compatriotes des hautes fonctions de l’État et de l’administration publique. D’aucuns pourraient d’ailleurs arguer que les nominations à forte coloration ethniques et régionales observées au sein de certains cabinets ministériels et de l’administration publique, laissaient transparaitre les prémices de cette propension à l ‘identitarisme.
Tout ceci alors que la chute d’Ali Bongo le 30 août 2023 avait suscité une espérance de lendemains meilleurs, avec la promesse de la restauration des institutions, donc du retour à un fonctionnement orthodoxe de la République et de l’État du droit.
Designer un bouc émissaire
Se refusant à jeter un regard froid sur la réalité des dérives dans notre pays, certains ont sombré dans la facilité de conclusions sommaires et sans nuance, en désignant pour seuls responsables de ces décennies de mauvaise gestion, une frange de Gabonais aux origines « étrangères ». Faisant un amalgame des plus obtus, ils veulent désormais stigmatiser et ostraciser une large partie de la population dont la filiation, et donc la « Gabonité » ne souffre pourtant d’aucune contestation. Faut-il aussi souligner que le patriotisme, la loyauté envers son pays, et la rectitude morale ne sont pas marqués génétiquement.
L’ethnocentrisme procède de la même logique que la xénophobie ; il attribue toutes les tares à un « autre » à qui l’on affuble toutes sortes d’épithètes désobligeantes qui justifieraient sa stigmatisation. L’environnement étant devenu propice, les démons du tribalisme se sont déchainés et tiennent sur la place publique des discours qui sous d’autres cieux ont mis des pays à feu et à sang. Il est désormais fait injonction aux Gabonais de se positionner sur tel ou tel sujet, en fonction de leur origine ethnique, clanique ou tribale, au détriment de la raison objective et des principes et des valeurs Républicains. Ce discours qui divise constitue l’expression même du rétrécissement de la pensée humaine.
Il convient de rappeler que la construction d’un état n’est pas un long fleuve tranquille. Elle est une œuvre sujette à des balbutiements, des avancées, des moments de stagnations et d’égarement, mais aussi des périodes de recul. La trajectoire de la transition au Gabon et les pulsions identitaires qu’elle encense laissent entrevoir les débuts d’une régression, avec des conséquences potentiellement dévastatrices pour le pays et son vivre-ensemble.
Institutionnaliser la division serait fatal
Le péril qui guette aujourd’hui le Gabon est celui de l’institutionnalisation d’un identitarisme débridé. Il va sans dire que les tenants de cette ligne abjecte semblent méconnaitre ou sinon ignorer l’histoire de notre pays, et font montre d’une certaine incapacité à comprendre la société gabonaise, dans son évolution sociologique, sa composition hétéroclite, et sa quête constante d’un équilibre entre « modernité » et attachement culturel, tout ceci dans un monde globalisé.
Avoir pris la constitution de 1991 comme référence a été le bon réflexe. Néanmoins, introduire dans la nouvelle constitution des dispositions visant à exclure des concitoyens de la course à l’élection présidentielle, ou dans les lois du pays des dispositions discriminatoires à l’endroit de ces mêmes concitoyens est une aberration. Cette légalisation attendue de l’ostracisme serait une faute politique, historique et morale.
Personne n’ignore les dégâts que ces penchants d’exclusion ont causé dans d’autres pays d’Afrique. L’« Ivoirité » a déchiré la Côte d’Ivoire, plongeant le pays dans la guerre et le chaos et exacerbant dans le même élan les clivages ethniques et tribaux. Plus récemment, lorsque certains ont nourri le projet funeste de la « Congolité » en République Démocratique du Congo (RDC), les consciences progressistes du pays ont vite compris le danger que cela représentait pour le vivre-ensemble et l’œuvre de la construction étatique et nationale ; le projet de formalisation de la « Congolité » n’a donc pas prospéré.
Le parent géniteur d’enfants avec différents partenaires ne sont pas pour ce géniteur ses demi-enfants. La diversité ethnolinguistique et culturelle du Gabon est sa plus grande richesse. On ne construira pas un Gabon digne d’envie sur la division et l’exclusion. La République reconnait tous ses enfants au même titre.
Il nous faut donc, individuellement et collectivement, conjurer ces pulsions identitaires et ramener le débat à l’essentiel, c’est-à-dire à la question de la mauvaise gouvernance qui est le véritable mal de notre pays, en attestent les dérives que l’on continue d’observer dans la gestion de la chose publique. Si le discours du 28 Juin 2024 dénote une prise de conscience de la montée inquiétante du discours xénophobe et tribal, le CTRI devrait aller au bout de cette logique : les autorités actuelles et les forces progressistes au sein des institutions de la transition doivent instamment et sans équivoque renoncer à toutes mesures visant à créer des citoyens de seconde zone et à fracturer le pays sur l’autel de la xénophobie, du tribalisme, du clanisme et de la division. Elles doivent, pour ce faire, s’élever à la dimension d’hommes et de femmes d’État et abandonner le projet mortifère d’institutionnalisation de l’exclusion par la constitution et les lois de notre pays.
Mamadou Diatta Ngatoubili*, Politologue, Consultant International, chargé d’enseignement vacataire à Sciences Po Paris.
Yannick Egnongo*, Docteur en Sciences de Gestion, Manager Senior Consultant en Fusions et Acquisitions au sein d’un grand Cabinet international. Ancien Senior Consultant au sein de Deloitte et Ernst and Young à Paris.
1 Commentaire
La Republique reconnaît tous ses enfants au même titre. Bien dit.
Merci