Irma Julienne Angue Medoux, enseignante à l’Université Omar-Bongo, professeure habilitée à diriger des recherches de l’Université de Paris 8, fait passer un tout nouveau cap à la lutte pour l’égalité des genres. À l’occasion de la Journée internationale de la femme, elle met au premier plan la formation des femmes à la conscience de leur égalité. Dans la tribune ci-dessous, celle qui officie également comme directrice de la collection Femmes africaines aux Éditions L’Harmattan, fait savoir que les femmes «ont donc à conquérir leur autonomie en réfutant l’irresponsabilité des chercheurs qui se contentent de décrire leur sort, mais refusent de leur accorder l’autonomie qui leur est due». 

De jeunes apprenantes dans une bibliothèque. © GPE/ Kelley Lynch

 

Irma Julienne Angue Medoux, enseignante au département de Philosophie à l’UOB et à l’Université de Paris 8. © D.R.

L’anthropologie contemporaine du langage lui fournit un argument inédit à cette lutte indispensable pour l’égalité. L’usage du langage s’est révélé au vingtième siècle être une condition de vie pour l’être humain, mais il n’est sa condition de vie qu’en déployant chez chacun sa dynamique d’harmonisation au monde, à lui-même et à autrui, à l’aide du jugement de vérité. Par lui, on juge si l’harmonie de vie forgée exprimée dans les paroles de chacun le rend aussi heureux qu’elles font partager leur vérité. L’esthétique culturelle qu’elle développe dans ses ouvrages écarte d’emblée de jeu une erreur philosophique européenne, héritée de Platon, selon laquelle l’esprit humain qui doit animer l’âme, étant l’ennemi du corps et des désirs, devrait développer une maîtrise parfaite de lui-même en se les soumettant. Cette erreur anthropologique, d’origine machiste, a vicié à la fois les politiques des temps modernes, en faisant des individus humains des loups pour les autres et en ne promouvant qu’un féminisme purement combatif pour assurer le droit des femmes au respect de leur égalité.

Le tournant esthétique qu’elle opère en philosophie ouvre un espace de dialogue intellectuel entre les deux genres en mobilisant la capacité de l’un et de l’autre à entretenir des échanges de vérités sur leurs modes de vie sociaux, politiques et intellectuels. En révélant que les femmes ne se réduisaient pas à leurs rôles d’auditrices et d’allocutaires des hommes, elle établit qu’elles n’ont pas seulement à les comprendre, mais à juger de l’objectivité des rapports entre les genres et à s’émanciper d’elles-mêmes comme elles ont à s’émanciper des hommes. Comme auditrices et allocutaires d’elles-mêmes et de leurs semblables, elles sont pourvues d’une capacité de juger inscrite dans leur nature d’usagères du langage. Elles jugent nécessairement, comme auditrices d’elles-mêmes et des autres si les formes de vie culturelles qu’elles désirent réaliser sont aussi vraies qu’elles les ont imaginées : si elles constituent effectivement ce qu’il y a d’humanité commune aux hommes et aux femmes dans ces formes de vie. Malgré la reconnaissance formelle de leurs droits, elles ont été réduites à n’exercer que leur simple capacité d’écoute et de se soumettre à ce qui leur est dit. Elles n’ont donc pu faire valoir comme elles le devraient cette capacité féminine de juger, enracinée en elles exactement comme elle est enracinée chez les hommes.

C’est ce plafond de verre que le respect de l’équité des jugements des uns et des autres doit permettre de faire disparaître dans un dialogue qui s’avère aujourd’hui plus nécessaire que jamais pour faire régner un vivre ensemble réellement commun. Le respect de l’équité intellectuelle s’impose par là comme une loi de notre «seconde nature» d’être de langage. Celle-ci exige d’être respectée partout, à la fois dans les échanges intellectuels et dans les rapports sociaux. Car même si cette égalité semble acquise en Afrique dès lors qu’elle y est juridiquement et formellement reconnue dans les régimes dits démocratiques, elle y est difficilement accessible tant que les traditions continuent à imposer aux femmes de se soumettre aux hommes. Pour affronter leur destin, les femmes africaines doivent pouvoir, comme toutes les autres femmes, critiquer ces traditions en faisant valoir cette parité : la parité des femmes et des hommes est dans leur capacité à faire usage du jugement de vérité. Ces femmes doivent pouvoir écrire l’Afrique en faisant partager la vérité des jugements qu’elles portent sur leur sort comme elles doivent pouvoir le faire dans tous les secteurs de leur vie.

Elles ont donc à conquérir leur autonomie en réfutant l’irresponsabilité des chercheurs qui se contentent de décrire leur sort, mais refusent de leur accorder l’autonomie qui leur est due. Et elles doivent pouvoir faire reconnaître, en tant qu’intellectuelles, qu’elles partagent déjà l’exercice de leur faculté de juger avec les hommes en raison de leur usage commun du langage et que l’on ne saurait discriminer leurs jugements en fonction de leur sexe sans manquer soi-même de jugement, et ainsi, d’humanité. Pour pouvoir le faire, elles doivent donc s’approprier dans leurs pratiques ce qui semble aller de soi dans d’autres démocraties : leur qualité d’intellectuelles, y compris au niveau des pratiques universitaires. Car il est fondamental qu’elles puissent faire reconnaître leurs descriptions de ce qui fait l’humanité des femmes comme elle fait l’humanité des hommes. L’égalité civique et civile des hommes et des femmes n’est rien si elle ne peut se fonder sur cette reconnaissance de leur faculté de juger exercée au niveau des capacités intellectuelles des universitaires. 

Les femmes doivent donc pouvoir faire la démonstration de l’identité de leurs capacités intellectuelles avec celle des hommes car il est évident, encore aujourd’hui, que les hommes ne se sentent pas toujours directement concernés par l’urgence de cette démonstration. Cette démonstration est donc impartie «au sexe dit faible» car la femme africaine est la seule aujourd’hui en mesure de faire accéder les universités africaines au respect des capacités intellectuelles des femmes. Cette démonstration conditionne par conséquent leur propre accès à cette nouvelle modernité fondée sur le respect des compétences de jugement entre hommes et femmes. Intellectuelles et universitaires, elles ne sauraient en effet trouver leur bonheur et leur bonheur de vérité qu’en devenant elles-mêmes les porteuses de ces «nouvelles lumières».

Irma Julienne Angue Medoux est Habilitée à diriger les recherches (HDR). Elle est unique femme enseignante au département de Philosophie de l’Université Omar-Bongo de Libreville (UOB), chargée de cours au département de philosophie de l’Université de Paris 8. Elle est l’auteure de plusieurs articles dans des revus spécialisés et de nombreux ouvrages parmi lesquels, «Richard Rorty, un philosophe conséquent» (2009) et «De l’équité intellectuelle entre les genres», 2022.

 
GR
 

0 commentaire

Soyez le premier à commenter.

Poster un commentaire