[Tribune] Le peuplement de l’Ogooué-Maritime : l’«autochtonie» en question

Patrick Mouguiama-Daouda* prend à bras-le-corps la controverse sur l’autochtonie dans l’Ogooué-Maritime, déclenchée par les déclarations du ministre Régis Onanga Ndiaye. Plutôt que de s’arrêter aux polémiques de surface, l’universitaire et ancien ministre s’appuie sur l’histoire et la science pour déconstruire les récits identitaires figés et interroger la place de l’autochtonie dans une République en quête d’inclusion. Entre mémoire collective, reconstitutions scientifiques et enjeux politiques, sa réflexion invite à dépasser les revendications ethniques pour embrasser une lecture plus rigoureuse du passé et du présent.

«L’autochtonie, mal comprise et récupérée, peut être une fausse rente mémorielle». «Quel peuple peut se targuer d’avoir été toujours là, d’être sorti de terre ?» © GabonReview

Patrick Mouguiama-Daouda, Docteur-HDR de l’Université Lumière Lyon2, Professeur des Universités. © D.R.
L’opinion est secouée depuis quelques jours par une polémique portant sur l’autochtonie dans l’Ogooué-Maritime, suscitée par le discours du Ministre Régis Onanga Ndiaye. Le concept est, pour ainsi dire, mis en question. L’histoire et la science s’invitent pour révéler les strates du peuplement de cette province et être prises en compte dans la construction d’une République qui n’exclut aucune de ses communautés.
Mettre en cause l’autochtonie aurait peu d’intérêt s’il s’agissait simplement d’un épiphénomène, réflexe d’un individu, arcbouté dans ses certitudes identitaires. On n’est pas surpris des réprobations qui ne se sont pas fait attendre. Mais il n’est pas question ici de tirer sur l’ambulance. Cela pourrait être vain car de cette saillie maladroite, qui sait ce qu’il en restera dans quelque temps ? Tout ou rien ? L’histoire prononcera sa sanction, comme toujours avec ruse… Mais, en ces temps de remue-ménage politique, il importe de clarifier les choses, de mettre en perspective ce qui paraît anecdotique pour cerner le problème dans sa profondeur et sa complexité car le recours à l’autochtonie est plus que la chute d’un cavalier solitaire parti d’un si mauvais pas. C’est le révélateur d’une République inachevée. En mettant en cause l’autochtonie comme aporie conceptuelle mais nécessaire, je voudrais qu’on regarde notre histoire avec sincérité et notre avenir avec sérénité, sur la base d’arguments scientifiques. Cela permettra d’anéantir les effets d’un talisman auquel on a trop souvent recours pour farder la vérité et favoriser la prolifération de la fausse monnaie. L’issue est connue quand on laisse faire : elle finit par chasser la vraie.
Et, disons-le tout de suite, il n’y a pas d’exclusivité myènè en l’occurrence ; de nombreuses ethnies jouent de cette partition en dissonance avec la tonalité des faits historiques et en contretemps avec leur rythme. De fait, l’autochtonie, mal comprise et récupérée, peut être une fausse rente mémorielle. Elle devient alors un cache-misère de l’ignorance, souvent brandie en violation flagrante de son étymologie. Quel peuple peut se targuer d’avoir été toujours là, d’être sorti de terre ? Faut-il le rappeler, autochtonie vient du grec aûtos “même” et khthôn “terre”. Régis Onanga Ndiaye, qui ne se prend certainement pas pour Homère, n’a pas voulu nous raconter un mythe qui ferait sortir les Ngwè-Myènè des terres de l’Ogooué-Maritime. Il a plutôt voulu revendiquer l’antériorité du peuplement de sa communauté, par rapport aux autres ethnies de la province. Faisant cela, il dévoile le contenu du travail de l’imaginaire sur la réalité. Il y a les faits et leurs représentations, structurées dans le moule de la mémoire des ethnies. Une mémoire qui sélectionne, occulte et, souvent, travestit la réalité. Une mémoire qui écrit son roman qui n’est pas un récit ; qui raconte son histoire qui n’est pas l’Histoire. Il n’y a donc pas un problème Onanga Ndiaye; il y a tout simplement le problème classique de l’idéologie qui est tenue pour vraie par la communauté. Cela vaut pour le Myènè comme pour les autres ethnies. Venons-en donc aux reconstructions des scientifiques.
Les Pygmées d’abord, les Bantu ensuite
S’étalant de 7000 ans à 2000 ans avant notre ère, l’âge récent de la pierre a été révélé dans l’Ogooué-Maritime à Iguéla et à Ikéngué au Fernan-Vaz. Les traditions sont celles de chasseurs-cueilleurs, nomades, considérés comme les ancêtres des Pygmées. La tradition orale des Bantu confirme, pour la période des 250 dernières années, ce que l’archéologie a révélé pour une plus grande temporalité – de 9000 à 4000 ans. Plus récemment, la génétique des populations a mis en évidence un marqueur biologique qui démontre l’enracinement plurimillénaire des Pygmées au Gabon. Ceux-ci ne sont pas sortis de terre mais ils représentent ce qu’il est convenu d’appeler les autochtones, au sens où ce terme est défini par les Nations Unis, c’est-à-dire « ceux qui sont là avant l’arrivée de toute population colonisatrice ». Dans l’Ogooué-Maritime, ils sont désignés par les termes Akowa, Babongo et Baghama.
Le néolithique récent, de 500 à 150 avant notre ère, est attesté dans l’Ogooué-Maritime sur les sites de Tchéngué, Mbilapè à l’Est de Port-Gentil et Ikéngué dans le Fernan-Vaz. Les sites ont révélé des vestiges de poterie, des haches, des houes, du matériel de broyage, etc. La technique de la
pierre polie, le mode de vie sédentaire et l’agriculture sont le fait d’une nouvelle population de villageois, les Bantu. Dès lors, chasseurs-cueilleurs et agriculteurs vont cohabiter. Ceux-ci vont prendre femmes chez ceux-là car les Bantu qui se déplacent sont majoritairement des hommes. Plus récemment, la génétique des populations a révélé des preuves de ces mariages asymétriques en identifiant chez ces agriculteurs un gène transmis par les femmes pygmées.
Le temps des Vili, Varama, Ngubi et Lumbu
Les termes Camma (Cama), Gobbi et Brama figurent dès le XVIIème siècle dans les documents historiques (rapports, cartes, etc.). Ils désignent des étendues d’eau, des espaces continentaux et/ou des ethnies. De même la Rivière Bongo a donné son nom à ses premiers habitants, les Babongo, dans une portion du pays Varama qui était parfois assimilé au Royaume Loango. Les limites septentrionales de ce territoire s’étendaient au Cap Sainte-Catherine, voire au Cap Lopez où la présence des Vili est relevée jusqu’au XVIIème siècle. Le pays Brama, ainsi défini, jouxtait ou incluait la lagune Ngubi (Iguéla) et le pays Gobbi dont seraient originaires les Ngubi, ainsi que le territoire des Camma dont les chasseurs-cueilleurs identifiées dès le XVIIème siècle seraient les premiers habitants, ancêtres des Baghama. Ceux-ci sont localisés aujourd’hui aux frontières congolo-gabonaises de la Nyanga. Ainsi, Vili, Varama, Vungu, Ngubi et Lumbu, tous bantuphones, constituent les premiers rameaux gabonais du Loango, arrivés dans l’Ogooué-Maritime entre le XVème et le XVIème siècle au plus tard.
L’arrivée des Ngwè-Myènè : de l’implantation aux royaumes
Les Nkomi et les Orungu sont définitivement identifiés par les historiens au début au XIXème siècle. La datation de leur arrivée doit être mise en cohérence avec l’histoire globale du groupe Ngwè-Myènè dont l’étape du Haut-Ivindo est un repère important. C’est là-bas que s’est produite la séparation d’avec le groupe Mèmbè (Tsogo, Okandé, etc,). La grande proximité des dialectes myènè qui implique une dislocation linguistique récente ; la séparation des Galwa et des Orungu et la guerre de ceux-ci contre les Adjumba nous ramènent toujours dans une fourchette temporelle compatible avec une arrivée postérieure au premier rameau méryè. Ainsi, plusieurs faits probants excluent l’arrivée des Ngwè-Myènè dans l’Ogooué-Maritime avant le XVIème. De fait, on estime l’implantation des Nkomi dans le Fernan-Vaz au XVIIème siècle et celle des Orungu au Cap Lopez au XVIIIème.
Il est remarquable que, arrivés après les Pygmées et les Bantu qui les ont suivis, les Nkomi et les Orungu aient développé des organisations sociales très hiérarchisées. Ces Etats centralisés, qui atteindront leur apogée au début du XIXème siècle, sont structurés à l’image du Royaume Loango. De fait, après les avoir vaincus au Cap Sainte-Cathérine, les Nkomi ont adopté plusieurs traits culturels des Loango (noms des personnes, clans, symboles du pouvoir, etc.). Les Ngwè-Myènè vont progressivement supplanter les ethnies installées avant elles dans l’Ogooué-Maritime, sans les faire disparaître totalement. Par les liens du mariage, l’adoption des systèmes religieux et politiques, des brassages vont se produire continûment. Certes je ne me suis pas appesanti sur l’implantation des Seki et des Akélé dans l’Ogooué-Maritime. Mais tout porte à croire qu’elle est très ancienne comme le suggèrent les anciennes cartes, les données génétiques mettant en évidence des contacts très anciens avec les Pygmées, et certains récits oraux d’après lesquels les Akélé auraient précédé les Ngwè-Myènè dans le Rembo Nkomi.
Les dernières vagues migratoires et la question de l’autochtonie
Le développement économique de l’Ogooué-Maritime, avec Port-Gentil, capitale économique du pays, va susciter l’arrivée de nouvelles vagues migratoires, déposant des représentants de toutes les ethnies du Gabon, dès le début de la colonisation à nos jours. Les Punu et les Nzebi, principales composantes actuelles des Mèryè-Mètyè de l’Ogooué-Maritime, en sont issus. Il me semble que la cristallisation des Ngwè- Myènè, notamment des Orungu, s’explique par la démographie galopante de ce groupe. Ironie de l’histoire : ce qui a permis aux Ngwè-Myènè de supplanter les Pygmées Akowa et les premiers groupes Mèryè, joue aujourd’hui en leur défaveur. L’histoire ne se répète pas elle bégaie et l’autochtonie devient une propriété passant d’une ethnie à l’autre. L’usage courant de ce terme n’est donc pas celui de son étymologie ni celui que lui donnent les Nations Unis. Faudrait-il donc en finir avec ce concept ? Notons que notre constitution ne le reconnait pas et que les Nations Unies ne considèrent comme autochtones du Gabon que les Pygmées qu’ils associent souvent à des programmes de défense de leurs droits. Les Bantu, dont les Ngwè-Myènè font partie, sont des colons, au même titre que les Occidentaux en Amérique et dans le Pacifique.
Si donc l’autochtonie est relative, parmi les colons Bantu de l’Ogooué-Maritime, les descendants de la première vague des migrations Mèryè peuvent revendiquer les privilèges et les droits dus à l’antériorité de leur implantation par rapport aux Ngwè-Myènè qui eux, à leur tour, font valoir légitimement les leurs, du fait de l’antériorité de leur implantation dans l’Ogooué-Maritime par rapport aux nouvelles vagues migratoires. Et il est à prévoir que les Akélés et les Séki se manifestent également!
Autochtonie, République et Démocratie
Quelle peut être la réponse politique à ce problème anthropo-sociologique qui concerne toutes les localités cosmopolites du Gabon ? Admettre l’autochtonie, qu’elle soit absolue ou relative, c’est suggérer que des dispositions dans notre corpus de textes législatifs et règlementaires octroient des droits à ceux qui la revendiquent. Mais jusqu’où est-on prêt à aller ? Doit-on mettre en cause le principe ‘un homme une voix’ en donnant un poids électoral plus important aux populations démographiquement faibles et/ou « autochtones » ? Est-on disposé à accepter que les voix des Pygmées comptent plus que celles des Bantu lors des élections ? Des privilèges et des droits doivent-ils être formalisés en termes de quotas aux minorités autochtones ? Pour le dire autrement, la majorité démographique doit-elle être pondérée par la « majorité sociologique »
ll me semble que nous devons d’abord accepter le fait historique et ne pas laisser l’idéologie ethnique s’imposer. Nous devons enseigner la vraie Histoire du Gabon, sans jamais oublier qu’elle est complexe. Elle l’est parce que les sciences historiques sont relativement jeunes. Elle l’est aussi car la masse critique des spécialistes reste insuffisante dans notre pays. Elle l’est enfin parce ce que, nous l’avons dit, l’idéologie ethnique heurte frontalement la vérité historique. Il faut donc rester humbles même si le Gabon est l’un des pays d’Afrique ayant connu des progrès notables en sciences historiques.
Finalement l’intérêt de ce débat est de rappeler la nécessité de préserver la diversité linguistique et culturelle de notre pays et de protéger le droit des minorités, à commencer par les primo-arrivants, principalement les Pygmées et les Bantu qui les ont suivis immédiatement dans l’Ogooué-Maritime. L’autochtonie revendiquée des Ngwè-Myènè est un réflexe de survie qu’on peut comprendre mais elle ne peut se substituer à la réalité scientifique et historique.
Patrick MOUGUIAMA-DAOUDA*
Docteur-HDR de l’Université Lumière Lyon2
Professeur des Universités
Coordonnateur international du réseau
‘BANTUPHONIE, LANGUES EN DANGER ET SAUVEGARDE DE LA BIODIVERSITE’
BLSB-UNESCO
Université Omar Bongo-Université Yaoundé I-Université Marien Ngouabi-Université Lumière-Lyon2

0 commentaire
Soyez le premier à commenter.