[Tribune] Le Gabon et le régime présidentiel : une relation enfin assumée ?
À l’aube d’une nouvelle ère constitutionnelle que certains qualifient de nouvelle République, Lévi Martial Midepani*, universitaire et chercheur gabonais spécialisé en sociologie politique, propose une réflexion approfondie sur le régime présidentiel adopté par référendum au Gabon en 2024. Ce choix politique, à la fois historique et symbolique, marque un retour à un modèle institutionnel ayant façonné le pays depuis son indépendance. À travers une analyse minutieuse, il interroge les motivations, les implications et les défis d’une telle orientation, tout en retraçant les dynamiques historiques et les influences politiques ayant conduit à sa réaffirmation. Cette tribune libre éclaire les enjeux d’un modèle conçu pour allier stabilité, efficacité et développement, tout en posant la question cruciale du leadership nécessaire à sa réussite.
Les Gabonais étaient de nouveau aux urnes le 16 novembre 2024. Après les élections générales problématiques d’aout 2023, ils étaient cette fois invités à adopter, ou à rejeter le projet de constitution à eux soumis par le Comité de Transition et de Restauration des Institutions (CTRI) et le gouvernement. Ce scrutin référendaire marquait une étape importante du chronogramme de la transition politique débuté depuis la chute du régime d’Ali BONGO ONDIMBA.
Selon les résultats définitifs proclamés par la Cour Constitutionnelle le 29 novembre 2024, le taux de participation a été de 54,18% et la nouvelle constitution a été approuvée par 91,64% des suffrages exprimés.
La constitution adoptée à une forte majorité consacre un régime présidentiel qui accorde d’importantes attributions au pouvoir exécutif. Certains parlent d’un présidentialisme rationnalisé (Flavien ENONGOUE, 2024) là où d’autres, décèlent un hyperprésidentialisme susceptible de virer vers le pouvoir personnel et la dérive autoritaire (Marc MVE BEKALE 2004).
En considérant ce scrutin comme un point d’inflexion historique de la trajectoire de l’Etat gabonais, on est quelque peu amené à faire le constat général d’un retour au régime politique présidentiel post indépendance immédiat et consolidé durant la période monopartisane, avant que l’épisode du semi présidentialisme découlant de la démocratisation des années 1990 ne le remplace. Si Léon MBA, premier chef de l’exécutif gabonais en fut l’un des principaux artisans. Son successeur Omar BONGO ONDIMBA l’a repris, systématisé et amplifié. Même la constitution de 1991, plébiscité par l’ensemble de la classe politique et instaurant un régime semi présidentiel, n’aura pas résisté dans la pratique à la prééminence de la fonction présidentielle. Cette évolution montre dans tous les cas, l’historicité d’un régime à prépondérance présidentielle au Gabon (Jacques LAMBERT 1963)
Les réflexions contenues dans le présent article visent à interroger les ressorts de la persistance du régime présidentiel au Gabon. Nous voulons ici, à la lumière de la moyenne durée, saisir le rôle des acteurs ainsi que les motivations derrières le choix de ce régime qui, bien entendu, n’est pas exclusif à la cité gabonaise, plusieurs pays jugés démocratiques et libéraux ayant toujours été gouvernés sous ses auspices. Nous postulons que le choix du régime présidentiel au Gabon semble être guidé par la recherche de l’efficacité gouvernementale à travers des institutions politiques adaptées aux besoins d’une société en quête de développement socioéconomique.
Après avoir retracé les conditions historiques de l’adoption du régime présidentiel sous l’autorité de Léon MBA (I), nous aborderons celle du suprématisme présidentiel qui a caractérisé le long règne d’Omar BONGO ONDIMBA (II) et terminerons par l’analyse des conditions et formes du retour de ce régime (III). La très démocratique voie du référendum populaire indiquant que les Gabonais se sont majoritairement réconciliés avec un ordre constitutionnel qui a souvent garanti la stabilité de l’édifice et permis d’affronter les défis du développement.
1. Des antécédents historiques connus de tous.
L’histoire de notre pays nous enseigne que c’est par le biais d’un régime parlementaire que nous sommes entrés en politique. La constitution du 27 octobre 1946 matérialisant les promesses du Général de Gaulle aux Africains lors de la Conférence de Brazzaville de 1944, structurera l’Union française autour des institutions comme l’Assemblée nationale française, le Sénat de la communauté, le Grand conseil de l’AEF, les Conseil représentatifs locaux et, plus tard, les Conseil de gouvernement et les Assemblées territoriales.
Si on suit l’évolution tracée par Guy ROSSATANGA-RIGNAULT dans son Etat au Gabon. Histoire et Institutions (2009), la première République gabonaise est née avec la Constitution du 18 février 1959 organisant un exécutif monocéphale avec un Premier ministre qui, bien qu’investi par un parlement élu au suffrage universel direct, nommait et révoquait les membres du gouvernement.
En raison de l’indépendance politique de 1960, la Première République laissera place à la deuxième qui prendra corps à travers la Constitution du 4 novembre 1960. Son adoption sera à l’origine de la première crise politique d’envergure du pays qui se terminera par le triomphe des thèses présidentialistes de Léon MBA. Il n’est pas inutile d’en rappeler la trame générale ici.
Les précisions rapportées par Gaston RAPONTCHOMBO dans Le Président Léon MBA et les débuts de la République gabonaise (2007) indiquent que le comité constitutionnel mis en place en juillet 1960 avait pour mission de réviser certaines dispositions de la Constitution du 18 février 1960 dont les plus importantes étaient celles relatives au mode d’élection, aux attributions et à la durée du mandat du Président de la République.
Lorsque le Président Léon MBA et son gouvernement se présentent en séance plénière à l’Assemblée nationale, le 4 novembre 1960, trois projets de constitutions font l’objet des débats. L’Union Démocratique et Sociale Gabonaise (UDSG) de Jean Hilaire AUBAME avait un projet de type parlementaire. Le Bloc Démocratique Gabonais (BDG) portait, quant à lui, deux projets : le premier de type parlementaire soutenue par le Président de l’Assemblée nationale, Paul GONDJOUT et le second ouvertement présidentiel chapeauté par Léon MBA.
Rodés aux subtilités et aux combinaisons politiques propres aux assemblées de la 4ème République française dans lesquelles ils avaient longuement siégé, Jean Hilaire AUBAME et Paul GONDJOUT s’étaient visiblement accordés pour l’instauration d’un régime parlementaire. Et c’est ce régime qui sera adopté par acclamation à l’Assemblée nationale.
Bon joueur, Léon MBA salua la décision de l’Assemblée et dira même aux députés « on a prétendu que je voulais faire adopter par la force un régime présidentiel. C’est mal me connaitre. C’est pourquoi mon gouvernement n’a apporté à la constitution que des modifications de forme ».
Dans la suite de sa chronique, Gaston RAPONTCHOMBO souligne que ce processus révèlera des contacts, des négociations, des engagements non tenus et l’inconstance de certains acteurs qui étaient pourtant disposés à jouer la partition d’un régime présidentiel avec Léon MBA.
En tout état de cause, la formation et la répartition des postes au sein du gouvernement qui suivit l’adoption de la Constitution ne plut pas à l’UDSG qui se rabibocha avec l’aile parlementariste du BDG en vue de déposer le gouvernement par une motion de censure.
La suite est connue de tous. Disposant de tous les leviers de l’Etat, Léon MBA stoppera brutalement cette action déstabilisatrice. L’Etat d’alerte sera proclamé, les meneurs de la fronde parlementaire issus du BDG seront arrêtés, l’Assemblée nationale dissoute. Ayant repris le contrôle de son parti, Léon MBA convoqua des élections sur liste unique pour le 2 février 1961. C’est au pas de charge que la troisième République gabonaise naitra donc avec la constitution du 21 février 1961 instaurant un régime présidentiel. C’est certainement de cet épisode que régime présidentiel rime avec pouvoir personnel et autoritarisme au Gabon.
Il faut pourtant que l’on s’entende sur l’essentiel. Certes la méthode utilisée par Léon MBA a été contestable et peut même, sous certains aspects, se rapprocher du coup d’Etat du 18 brumaire de Napoléon Bonaparte. Mais, à notre sens, cela ne doit pas pour autant remettre en cause la justesse et les vertus d’un régime usité dans certaines des plus grandes démocraties. Aussi nous faut il surtout essayer de comprendre la préférence de Léon MBA pour le régime présidentiel.
S’il est vrai que l’ancien chef de canton avait une appétence pour l’autorité, il reste que les périls et les défis qui se dressaient devant le nouvel Etat en construction nécessitaient un exécutif stable et fort capable de mener efficacement ses objectifs politiques. Toute chose que ne pouvait garantir les intrigues et les crises consubstantielles au régime parlementaire tel qu’il s’était développé sous la 4ème République française et transposé dans l’espace colonial africain. Ayant particulièrement retenu les leçons politiques de la mise en place du premier Conseil de gouvernement en 1957, notamment les menaces de partition du territoires exprimés par certains acteurs politiques durant cette période, Léon MBA voulait sortir du régime d’assemblée et des négociations permanentes à travers le jeu des partis qu’il impliquait.
En cela, il était influencé par la tradition bonapartiste qui s’incarnera plus tard dans les institutions de la Vème République Française voulue par le Général de GAULLE. Plusieurs membres du colonat français qui s’étaient encartés au BDG et avaient accompagné Léon MBA dans son ascension politique depuis le Comité Mixte Franco Gabonais, étaient d’ailleurs des Compagnons de la Libération ayant rallié le territoire gabonais à la France Libre. En osmose avec les évolutions centralisatrices inhérentes à la mise en place de la Vème République en France, ils ne s’offusquaient pas des thèses présidentialistes de Léon MBA. Rendant compte à ses supérieurs de la crise institutionnelle de 1960, le Haut Représentant de la République française au Gabon, Jean RISTERUCI jugea même raisonnable le coup de force de Léon MBA en écrivant « si les évènements ont quelque peu malmené l’orthodoxie juridique, il faut se souvenir que nous sommes en Afrique où le parlementarisme demeurera longtemps encore un décor quelque peu factice. En conservant cette vue présente à l’esprit, on peut se féliciter que des procédés un peu rudes aient permis au Gabon d’échapper à la période d’aventures et troubles politiques » (Synthèse mensuelle pour le mois de novembre 1960, CAOM. Fond Aff Pol).
A la lumière de ces quelques aspects, la préférence du régime présidentiel chez Léon MBA ne pouvait donc pas relever du simple caprice d’un homme en quête de pouvoir personnel. Même si Fabrice NFOULE MBA, étudiant l’évolution du pouvoir exécutif au Gabon de 1959 à 1967 (2018) formule le grief de « l’incommodité des adjuvants attitrés dans l’exécutif politique gabonais », il n’en demeure pas moins que cette préférence s’inscrivait plus dans une pratique politique guidée par le réalisme et l’efficacité de l’action gouvernementale. Les impératifs d’ordre, de stabilité et de discipline qui caractérisaient le léonisme avaient pour seule ambition de maintenir l’unité d’un pays, de le mettre au travail pour qu’il sorte du sous-développement.
2. Le suprémacisme présidentiel d’Omar BONGO ONDIMBA
Même s’il avait promis à ses compatriotes un changement de style et de méthode lors de son accession au pouvoir en 1967, Omar BONGO ONDIMBA se moulera assez aisément dans le système institutionnel légué par son prédécesseur. Il en épousa les thèses et les amplifiera jusqu’à faire du chef de l’Etat le détenteur suprême du pouvoir politique au Gabon. (François Hervouet, Le processus de concentration des pouvoirs par le Président de la République au Gabon, Penant. Revue de droit des pays d’Afrique, vol 93 , 1983)
L’un des éléments fondateurs tient certainement au mécanisme qui a assuré la dévolution pacifique du pouvoir entre le premier et le second président de la République gabonaise.
Malgré une ascension fulgurante qui le mena au poste de vice-président du gouvernement et lui donna la position de dauphin en novembre 1966, la succession de Léon MBA par Omar BONGO ONDIMBA n’était pas constitutionnellement garantie. La Constitution du 21 février 1961 permettait pas, en effet, le vice-président du gouvernement de succéder au Président de la République. Elle prévoyait tout au plus qu’il assure certaines de ses fonctions pendant 3 mois, jusqu’à l’organisation d’une élection présidentielle.
La révision constitutionnelle de février 1967 transforma le poste de vice-président du Gouvernement en poste de vice-président de la République élu au suffrage universel au même moment que le Président de la République. C’est ce mécanisme propre au régime présidentiel américain qui permit l’élection pacifique et sans heurts d’Omar BONGO ONDIMBA en mars 1967, évitant au jeune Etat, indépendant depuis seulement sept ans, un cycle d’instabilité institutionnelle que laissait déjà présager la mutinerie militaire de 1964.
Lorsqu’il accède au pouvoir, la conception de l’exercice du pouvoir politique chez Omar BONGO ONDIMBA n’est pas très éloignée de celle de son prédécesseur. A ses débuts il pensait que « la décentralisation du pouvoir et des responsabilités entraine toujours une certaine propension à la dispersion et une sensibilité aux forces centrifuges. Il faut le catalyseur d’une impulsion politique forte pour que l’ensemble du corps social, dans son hétérogénéité, se sente réellement dirigé, c’est-à-dire éclairé, stimulé et entrainé dans des directions précises ». (Omar BONGO, Œuvres, Tome 3, Au service du Gabon)
Sur la base de ce crédo la IIIème République sera considérablement rénovée (Guy ROSSATANGA RIGNAULT 2009) à travers une dizaine de modifications constitutionnelles entre 1967 et 1983. Elles obéissaient toutes à une même dynamique de concentration du pouvoir par le Président de la République.
Sur le plan politique, l’additif du régime présidentiel sera le parti unique. Si Léon MBA l’avait envisagé pour mettre un terme au régime des partis, Omar BONGO ONDIMBA le fera le 12 mars 1968, en portant sur les fonts baptismaux le Parti Démocratique Gabonais (PDG). Parti unique, il recevra des attributions constitutionnelles dès 1972 mais surtout lors de la révision du 26 avril 1979 lorsqu’un titre entier de la constitution lui sera consacré. A la même occasion, le caractère exclusif du pouvoir du Président de la République glissa vers sa suprématie qui s’étendait également sur le parti et l’armée.
Au début des années 1990, les configurations autoritaires du pouvoir vont être fortement ébranlées par une vague de démocratisation venue de l’Europe de l’Est. Les transitions politiques des années 1990 en Afrique vont engendrer un mouvement de réformes constitutionnelles imposant le semi présidentialisme dans tous les pays africains à l’exception notable du Benin qui conserva un régime présidentiel. Le semi présidentialisme théorisé par Georges BURDEAU se présentera comme le mieux adapté pour répondre à la fois aux exigences de démocratisation et de préservation de la prééminence du pouvoir présidentiel (Ferdinand FAYE, Un frein à la démocratisation ? Le semi présidentialisme sur le continent africain, Revue Pouvoirs, 184, 2023).
Au Gabon, l’assouplissement des normes autoritaires, acté par la Conférence nationale de 1990, sera à l’origine de la IVème République portée par la Constitution du 26 mars 1991. Considérée comme consensuelle par les acteurs politiques, cette Constitution s’est à la pratique, révélée être un cadre variable dans lequel la suprématie présidentielle a continué à s’exercer mais surtout dans lequel toutes les modifications étaient étalonnées à l’impératif de conservation, souvent héréditaire du pouvoir. Rarement un texte constitutionnel n’aura été interprété à la demande et selon les caprices du pouvoir politique (Lire par exemple Ismaeline EBA NGUEMA, le mal constitutionnel gabonais de 2009 à 2023, Revue du droit public, décembre 2004). Le procès-verbal de carence démocratique de ce régime a été dressé et a justifié le coup d’Etat militaire d’aout 2023.
Sous Léon MBA et Omar BONGO ONDIMBA, le Gabon a donc connu un régime présidentiel ou à prépondérance présidentielle qui concentrait l’essentiel du pouvoir entre les mains du Président de la République, minorant au passage celui du parlement et des autres institutions. Souvent justifié par les impératifs de stabilité et d’efficacité, les débats sur les performances de ce régime sont légitimes On peut tout de même constater que les 15 glorieuses gabonaises (1970-1985), période durant laquelle le Gabon s’est doté de l’essentiel des infrastructures de base comme les routes, les hôpitaux, les écoles, les universités, ont bénéficié de la stabilité et de l’absence de blocages institutionnels induits par le régime présidentiel. En contrepoint de cette période faste et rigoureuse, le semi présidentialisme inauguré au début des années 1990, s’est développé concomitamment à la déliquescence de l’Etat, justifiant les anticipations pessimistes d’Omar BONGO ONDIMBA dans son discours testamentaire du 2 décembre 2007.
3. La nouvelle République Gabonaise et le défi partisan
L’histoire constitutionnelle de notre pays n’est naturellement pas consensuelle. Même s’il n’y a pas d’écoles à proprement parler chez les constitutionnalistes gabonais on peut toutefois relever des divergences surtout en ce qui concerne la numérotation des Républiques. Ainsi, dans l’évolution constitutionnelle qu’il a dressée, Léon AUGE estimait qu’entre 1959 et 1967, le Gabon avait connu quatre République (Evolution constitutionnelle du Gabon, Revue sénégalaise de droit, vol 1, 1967). A rebours de cette évolution, Renaud Fernand NGOMO OBIANG estime pour sa part qu’avant les évènements du 30 aout 2023, le Gabon était à sa troisième République. Dans l’histoire des institutions qu’il retrace dans l’Etat au Gabon, Guy ROSSATANGA RIGNAULT nous apprend avec forces détails que notre pays a connu quatre Constitutions et donc quatre Républiques ; la première datant du 1er février 1959 et la dernière étant celle du 26 mars 1991.
Osons ici l’imprudence intellectuelle en nous introduisant dans un débat de constitutionnalistes qui lie adoption d’une constitution et proclamation d’une nouvelle République. Si cela peut nous valoir un procès en incompétence, nous aurons au moins contribué à un débat qui mérite des clarifications sinon définitives ou du moins consensuelles pour le récit national.
Dans l’absolu, l’adoption d’une nouvelle constitution ne conduit pas automatiquement à la proclamation d’une nouvelle République. Autrement dit l’adoption d’une nouvelle constitution est un préalable nécessaire, mais pas suffisant, pour proclamer systématiquement une nouvelle République. Pour que la première condition engendre la seconde, il faut entre autres une profonde rupture institutionnelle modifiant structurellement l’agencement du pouvoir. A cela il faut sans doute ajouter l’expression de la volonté populaire par le canal d’une consultation directe et une déclaration officielle pour signifier le tournant dans l’histoire politique et institutionnelle.
La nouvelle constitution qui vient d’être approuvée par le peuple gabonais et promulguée par le Président de la transition est caractérisée par l’ampleur de la rupture institutionnelle marquant le passage d’un régime semi présidentiel à un régime présidentiel. Son adoption s’est faite par la très démocratique voie du référendum à l’issu duquel le narratif officiel a largement évoqué un nouveau Gabon, un nouveau pacte social ou encore une nouvelle perspective d’espérance., avant que le Président de la transition n’évoque publiquement le 19 décembre dernier la naissance de la Vème République gabonaise
C’est ici que l’histoire des sociétés humaines peut parfois se ressembler et révéler des similitudes ou des disjonctions. Faisant abstraction de ces dernières, nous voudrions à ce niveau insister sur l’analogie de deux curiosités historiques qui ne relèvent certainement pas du hasard et rapprochent étrangement, sans toutefois les réduire l’une à l’autre, l’expérience de l’adoption de la Vème République gabonaise à celle plus ancienne de la France.
La première, qui pourrait relever de l’anecdote, a trait à la qualité des héros de cette séquence historique. Dans les deux contextes ce sont des Généraux de brigades qui sont à la manœuvre. Charles de GAULLE en France et Brice Clotaire OLIGUI NGUEMA au Gabon. Nous insistons sur la spécifié de chaque expérience historique et ne prétendons surtout pas que le second campe le personnage du premier. Nous relevons simplement que ce sont deux Généraux de brigades, tous deux de l’arme des 300 derniers mètres dont l’une des caractéristiques est le courage de la décision, qui ont eu à cœur, chacun pour ses raisons, de redresser leur pays en les dotant d’institutions modernes et démocratiques. Les historiens militaires pourront y trouver matière à discussion.
La deuxième curiosité se rapporte au recours à la volonté populaire pour l’adoption d’une constitution. La Vème République française est initialement issue du référendum de 1958, renforcé par celui de 1962. Au Gabon, depuis l’indépendance, toutes les Constitutions ont toujours été l’affaire des institutions (gouvernement et parlement). Même lors du référendum de 1995, le peuple n’a pas été convoqué pour adopter ou rejeter une Constitution mais pour se prononcer sur une modification afin de permettre au parlement de ratifier les Accords de Paris.
Devant les cadres du Rassemblement du Peuple Français (RPF) réunis à Saint Mandé en 1954, Charles de GAULLE présentait déjà l’adhésion populaire comme la pierre angulaire de son action politique. Il déclarait alors : « on a déjà fait des révolutions, on a déjà fait des changements de régimes, on n’en a jamais fait aucun qui fût une réussite sinon en vertu d’un consentement presque général. Naturellement on peut faire comme on fait au Guatemala ou dans des endroits pareils, on peut faire de temps en temps des pronunciamentos mais ça ne donne rien, ça n’aboutit à rien, ça remplace un sergent major par un autre, mais ça ne rend absolument aucun service au pays dont il s’agit et ça ne lui permet pas de jouer son rôle national et international, à moins qu’il n’y ait à la base, ce qui est tout à fait possible et ce qui arrive quelque fois, un consentement général. Alors là, ça devient tout de suite l’opération nationale par laquelle un pays se débarrasse d’un régime et en met en place un autre ».
Si la geste gaullienne semble trouver une fertilité en terre gabonaise en cette période de transition, il reste toutefois à la parachever en s’attaquant cette fois ci à la question des partis politiques.
La défiance du Général de GAULLE pour les partis politiques était légendaire tant il y avait toujours vu un facteur de divisions en même temps qu’une réminiscence du penchant gaulois pour les querelles sans fin, stériles et souvent fratricides (Michel CLAPIE, le rassemblement dans la pensée gaulliste, 2005). Dans son désir de rassembler le peuple français, Charles de GAULLE ne franchira pas pour autant le rubicon en instaurant un parti unique. Soucieux des exigences de la vie démocratique, il créera le Rassemblement du Peuple Français (RPF), qu’il considérait comme un parti au-dessus des partis et accueillant même des militants sous la double affiliation.
L’absence de cadre normatif contraignant a entrainé la création de nombreux partis politiques au Gabon. Selon les données du ministère en charge de l’intérieur, le Gabon comptait 101 partis politiques à la veille des élections générales de 2023. La pléthore de ces partis politiques est une écharde dans la démocratie gabonaise en ce qu’elle perturbe considérablement les choix politiques des citoyens. Il faut donc mettre un peu d’ordre dans ce domaine. Ce débat, porté par Guy NZOUBA NDAMA alors Vice-président du Parti Démocratique Gabonais, avait agité les travées du congrès dit de la Refondation de juillet 2003.
Les participants au Dialogue National Inclusif de 2024 avait certainement cette exigence en arrière-plan en proposant le regroupement des partis politiques et autres associations assimilées en quatre blocs idéologiques.
Dans cet exercice impérieux pour la vitalité de notre démocratie on devrait se servir de l’histoire et constater avec François GAULME que des courants idéologiques se sont sédimentés et structurent profondément le champs politique gabonais depuis les années 40 (François GAULME, Le Gabon à la recherche d’un nouvel éthos politique et social, politique africaine, 43, 1991).
Sans ordre de préférence et d’antériorité on peut distinguer un courant laïc et progressiste dont les antécédents peuvent être retrouvés dans le Parti Démocratique Africain (PDA) de Paul GONDJOUT et Emile ISSEMBE ou encore dans le Comité Mixte Gabonais (CMG) de Léon MBA. Forgé dans le contexte de la domination coloniale ce courant a souvent affiché une posture marxisante. Les étudiants regroupés au sein de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF) et de l’Association Générale des Etudiants Gabonais (AGEG) en seront les héritiers avant que l’entrisme ne les insèrent dans les rouages du parti unique. Ce courant idéologique a été remis sur scelle par le Parti Gabonais du Progrès (PGP) de Pierre Louis AGONDJO dans les années 1990 et semble aujourd’hui pâtir du déclin généralisé du communisme.
Un courant socialiste s’est aussi fortement ancré dans le paysage politique gabonais. Largement influencé par l’humanisme chrétien, il s’est historiquement structuré autour de l’Union Démocratique et Sociale Gabonaise (UDSG) de Jean Hilaire AUBAME. Durant la parenthèse autoritaire du parti unique ce courant sera l’un des principaux foyers de la contestation. Il renaitra dans le sillage de la démocratisation des années 1990 à travers la tendance du Mouvement de Redressement National (MORENA) incarné par Paul MBA ABESSOLE.
Un courant libéral teinté de souverainisme complète ce bref panorama idéologique. A l’origine il a été porté par le colonat privé qui avait pour préoccupation première la mise en valeur économique du Gabon et s’opposait en cela au fédéralisme en AEF. L’alliance entre le colonat français et certaines élites locales qui s’étaient démarqués du communisme aboutira, après plusieurs phases à la création du Bloc Démocratique Gabonais (BDG). Le pragmatisme de ce courant sera repris par le Parti Démocratique Gabonais (PDG) qui fera preuve d’une capacité de synthèse lui permettant d’assurer un processus d’assimilation idéologique de toutes les élites locales à partir de 1968.
Pour conclure cette réflexion, nous dirons que le régime présidentiel qui entre désormais en vigueur au Gabon n’est finalement pas une nouveauté. Il s’apparente même à un mouvement de retour sur soi à travers lequel le peuple souverain a décidé de restaurer un régime politique culturellement légitime et adapté aux défis d’une société en quête de stabilité, d’autorité, d’efficacité et de développement. Il ne sera pas pour autant une panacée car il a des exigences parmi lesquels figure l’obligation d’un leadership dévoué à l’intérêt général, au-dessus des intérêts partisans et tourné vers la réalisation d’un destin collectif. Comme l’écrivait le Général de GAULLE dans vers l’armée de métier « il faut qu’un maitre apparaisse, serviteur du seul Etat, dépouillé de préjugés, dédaigneux de clientèles, pénétré de larges desseins assez grands pour une grande œuvre ». Tel semble être le vade-mecum du prochain Président de la République de l’ère post transition. Vaste défi au regard des structures fondamentales de la société politique gabonaise. Il faudra certainement des ouvriers chevronnés capables d’assurer l’exécution harmonieuse du plan tracé.
Lévi Martial MIDEPANI, Universitaire
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