Alors que les réseaux sociaux façonnent malencontreusement les perceptions, la communication lacunaire du Conseil de transition de la République (CTRI) creuse le fossé avec le peuple gabonais et fragilise les bases de l’État transitionnel, selon l’analyse de Georice Berthin Madébé*. L’universitaire pointe l’absence de narratif cohérent et les nombreuses zones d’ombre autour de la « restauration des institutions », qui entretiennent l’incompréhension et la frustration populaire. Il appelle à repenser les rapports entre politique et économie et à faire preuve de solidarité technocratique pour relever les défis structurels du pays.

«En un mois de gouvernance, les militaires ont nourri les médias d’État d’un déluge informationnel ; celui-ci relevant d’un narratif peu cohérent. La désarticulation entre gouvernance et communication semble avoir engendré un désamour, autour du réel, entre le CTRI et les Gabonais.» © GabonReview

 

Georice Berthin Madébé, Universitaire, Directeur de recherche au Cenarest-IRSH. © D.R.

Le mur qui sépare le CTRI et le peuple gabonais gagne en hauteur. Les acteurs des réseaux sociaux avaient imaginé ses fondations. Aujourd’hui, tous les corps des métiers en sont devenus les architectes. Essayons de comprendre le phénomène.

La fronde populaire s’élevant des artères de Libreville, amplifiée par les médias traditionnels, nous semble relever d’un problème de communication. Il paraît aussi sous détermination de notre histoire récente, dont le cours serein a été arrêté par la chute brutale de l’État Bongo-PDG.

Dans le monde du CTRI, les formules comme : « transition », « restauration des institutions », « rétablissement de la dignité des Gabonais », « notre essor vers la félicité », etc., sans définitions explicites, subissent diverses réinterprétations. Nombre de propos les font passer pour être l’envers systémique du monde connu sous les Bongo. Pour le peuple, celui-ci se perpétue dans les habitudes de communication et managériales, les prises de parole institutionnelles, la rupture de paradigme attendue ne semblant pas s’affirmer sèchement.

Les informations qui recomposent l’espace public et discriminent les positions dans les réseaux sociaux montrent que CTRI et les populations vivent aujourd’hui dans des mondes parallèles. Entre les deux parties, un mur de silence se constitue. L’art politique du CTRI serait illisible. Et pour cause ? En un mois de gouvernance, les militaires ont nourri les médias d’État d’un déluge informationnel ; celui-ci relevant d’un narratif peu cohérent. La désarticulation entre gouvernance et communication semble avoir engendré un désamour, autour du réel, entre le CTRI et les Gabonais ; ceux-ci ayant mis dans le nouveau pouvoir l’espérance d’une immédiate sortie de la déchéance morale et sociale qui avait précipité leurs vies dans le désert absolu. Au lieu que la transition leur soit présentée comme une période de grandes réflexions techniques autour des difficultés structurelles qui ont entravé la gouvernance du pays ces dernières années, à défaut d’une communication factuelle claire, les Gabonais l’interprètent comme une période de résorption des difficultés individuelles et collectives, effets des médias obligent, à travers leurs compréhensions du traitement des problèmes des retraités, de la libération des prisonniers politiques, de l’attribution des postes budgétaires, de la  répression de la délinquance financière, etc. Le fait est que ces sujets sont politiquement traités au même niveau de priorité hiérarchique et communicationnelle. Conséquences : la moindre information, vraie ou fausse qu’importe, téléguide mécaniquement de hordes de compatriotes vers les institutions, dans l’espoir d’y trouver de quoi échapper à la misère quotidienne.

Les problèmes de fond auxquels nous sommes soumis, et dont nous continuons toujours de subir les effets, n’ont pas encore connu de traitement technique structurant. La restauration des institutions n’étant jamais définie clairement, elle apparaît sous différents motifs, au reste non explicités, parfois même contradictoires : écriture de la charte, nomination au gouvernement, au parlement et au Sénat, arrestation quasi sélective des délinquants financiers, etc. Désormais, on convie les Gabonais à déposer des propositions de réformes de l’État en vue d’une conférence nationale. Pour les Gabonais, ces actions sont déstructurées et non significatives.

L’absence de narratif cohérent ne rassure donc pas le peuple. Dans son monde, il attend sa sortie immédiate de la déchéance existentielle, tout comme il veut voir la répression urgente de ceux qui l’y ont précipité. Pourtant, l’État doit assurer sa continuité. Le CTRI qui veut restaurer les institutions, en toute logique, doit en assurer la transition. Cela suppose une redistribution du pouvoir politique circonstancielle, en tension entre le passé et l’avenir. Car, le but de la transition n’est pas de sortir immédiatement les Gabonais d’une pauvreté devenue chronique, ni même de régler aux PDGistes leurs comptes, mais d’établir les conditions objectives d’un développement économique et politique enfin débarrassé de ses excès de fièvres : la volonté de paupériser les citoyens et le besoin pathologique de s’enrichir exponentiellement au-delà de la raison.

La communication institutionnelle aurait dû insister sur cette thématique pour devoir associer anciens collaborateurs d’Ali Bongo et nouveaux acteurs politiques dans ce but tout à fait logique. Transition, rappelle Larousse, signifie : « état, degré intermédiaire, passage progressif entre deux états, deux situations ». Cette période marque donc une étape, dessine un couloir de passage de l’ancien vers le nouveau. Pour l’État, elle revient à comprendre les raisons factuelles de sa faillite systémique, structurelle et morale avec les acteurs qui ont institué sa décomposition en philosophie politique. De là découlerait la modification profonde de son architecture, des procédures, des règlements en connaissance de cause. Convier les PDGistes dans les institutions de la transition présente un énorme risque d’endiguement du pouvoir. Ce risque paraît moins élevé que celui auquel nous nous serions exposés si l’État était tombé dans les mains de néophytes politiques aux visages juvéniles et inconnus. Une sorte de « Young Team » technocrate. Néanmoins, il faut pouvoir retenir de l’histoire les leçons de nos échecs. Premiers ministres, Casimir Oyé Mba et Paulin Obame Nguéma, technocrates hyper qualifiés, ne purent sortir le pays du monolithisme à l’heure de la démocratie pluripartite ! Le système, même dormant, reste UN système !

Sous cet angle, la fronde populaire qui s’est intensément redéployée avec l’arrivée de l’Ivoirien Tidjane Thiam pose question. Le dire n’est ni défendre Thiam, encore moins, le CTRI. Bien au contraire, c’est tenter d’entrer dans son monde. La logique de cette arrivée est manifestement prospectiviste. Bien plus, elle semble cadrer avec les premiers enseignements tirés d’un bref exercice du pouvoir politique par les militaires. Cette arrivée s’inscrit donc dans la perspective d’une réécriture de la gouvernance politique. Les militaires semblent vouloir renverser l’ordre hiérarchique établi entre le politique et l’économique. Si leur approche apparaît souvent non séquencée, elle ne livre pas moins des informations. Dans le cas d’espèce, la première et la plus évidente est la dissociation du passé et du présent pour établir entre eux un pont. La seconde : ramener l’économique aux avant-postes pour répondre structurellement aux difficultés qui ont fait des Gabonais des parfaits Quasimodo. C’est donc une réponse technique qui, dans le contexte politique incertain de la transition – qui y participe ne se présenterait pas aux prochaines élections – se révèle comme stratégiquement cohérente. Sans engagements nationaux, Tidjan Thiam et son entour gabonais, réfléchiraient à une nouvelle architecturation de l’État, de son fonctionnement et de l’économie gabonaise. Ainsi, la politique se mettrait-elle au service de l’économie. L’arrivée de Thiam au Gabon prouve qu’on change de dimension. Pour ainsi dire, les militaires ne feraient plus confiance à ceux qui ont taillé le pays en pièce, dont ils ont découvert les pratiques et les ressources humaines.

Vraisemblablement, le sommet de l’État transitionnel se confronte désormais aux habitudes politiques, administratives, sociétales et aux erreurs managériales léguées par les Bongo à l’administration de l’État. Les milliards enterrés ou thésaurisés en disent assez long de notre conception et de la politique et de l’économie. Restaurer les institutions, c’est d’abord s’attaquer à ces imaginaires politiques et économiques qui ont conduit à la production des comportements tout sauf rationnels. Si nous en savons les causes et continuons de vivre les conséquences empiriques, objectivement, nous n’en connaissons ni la nature ni l’ampleur. Dans ce sens, la fronde populaire est un mauvais indice. Elle signale notre méprise profonde du réel concret, forcément métaphysique, du coma politique et économique dans lequel se trouve à l’évidence le Gabon. Un management des organisations raisonnable exige un audit interne et externe. Les discours populaires, réduisant cette problématique aux individualités ou à leurs compétences présupposées, dans notre contexte de crises profondes et multidimensionnelles, sont un mauvais signe qu’interroge étonnamment notre (in)capacité collective à rationaliser les moyens techniques, humains et les concepts afin d’imaginer les méthodes pour en sortir. Il fragilise les fondements de l’État transitionnel en l’exposant à la vindicte internationale !

Il faudra bien apprendre à nous réinventer et à nous serrer les coudes pour les causes supranationales. L’Arabie Saoudite n’a pas été construite que par les Saoud, mais aussi, à Washington, à La City, etc. Au Gabon, l’histoire fourmille d’exemples, négatifs certes, mais aussi positifs. Les établissements publics (secondaires et universitaires) étaient animés par des étrangers, des salles de classe aux directions. Nous étions mieux formés qu’aujourd’hui. De même, il faudra s’habituer à l’idée qu’une seule ethnie dirige une administration entière, si par extraordinaire, c’est dans cette ethnie que se retrouvent les meilleures compétences pour relever nos défis communs et garantir notre prospérité collective. Cela s’appelle passer par-dessus l’« ôte-toi que je m’y mette » et la psychologie qui en est le moteur. Être diplômé ne confère aucune compétence ni aucune intelligence, et bien plus, aucune intelligence situationnelle. Car, la compétence ou ces intelligences s’inventent au quotidien. Elles supposent une créativité permanente. Il nous faut sortir illico presto des poncifs ! Le monde dans lequel nous aspire le CTRI est désormais celui des solidarités technocratiques performatives.

Lui reprocher ses manières de faire et ses lacunes communicationnelles, c’est-à-dire le déficit de lisibilité de ses actions, nous met collectivement face à exercice démocratique de l’en-commun. Heureusement, cet exercice condamne le CTRI à améliorer sa maîtrise de l’espace public. Cependant, l’arrivée au Gabon de Thiam, en plus d’autres décisions politiques déjà prises, conclut sa propre analyse situationnelle de l’état général du pays sur une note d’autocritique politique assez remarquable. Ce n’est donc pas une insulte aux Nationaux ni à notre orgueil national que d’inviter l’Ivoirien à travailler en faveur du Gabon. Cette une décision politique radicale tranchant avec la réalité de notre État profond. Par cet acte, le CTRI prendrait ses distances avec celui-ci, avec nous et, désormais, avec lui-même. Il voudrait donc se donner les moyens de réussir son pari.

*Georice Berthin Madébé

Directeur de recherche au Cenarest-IRSH

Éditeur sur le Gabon de : Figures du Gabon contemporain. Réflexions et perspectives (Paris, Dianoïa, 2007), Les enjeux de la communication. NTIC, médias, démocratie et relations publiques au Gabon (Libreville, PUG, 2013) et Le Gabon aujourd’hui. Des questions et des réponses sur la vie sociale, économique, politique et administrative (Libreville, Les Éditions Oudjat, 2016).

 
GR
 

1 Commentaire

  1. DesireNGUEMANZONG dit :

    Bonsoir G.B. Madébé,

    En un mois le CTRI a réussi à (r)établir la confiance entre le gouvernant et le gouverné par des mesures sociales directes qui avaient été supprimées (ou non traitées) par le régime ancien: bourses d’étude et frais de scolarité.

    Il a constitué également le parlement bicaméral d’après un équilibre général « acceptable ». Il reflète toutes les « couleurs » du Gabon. Chaque représentant nommé (franc-maçon, civil, militaire, religieux, chef traditionnel) doit avoir à coeur la volonté de (re)contruire le pays.

    Il n’y a plus de PDG ni d’opposition. Le mot « d’ordre » (sacré) est la prise de décision par le consensus (lire la Chartre de la transition).

    Il n’y a pas de contrat sans confiance. La confiance se fonde sur l’absence totale d’asymétrie informationnelle entre les parties prenantes au contrat. Monsieur Oligui Nguema s’est attaché à mettre en lumière une démarche rigoureuse relevant de son expérience de militaire: stratégie, opérationnel et opératif. Ce n’est pas un « politicien ». Dans une Charte transitionnelle, il n’est nul besoin de définir les termes dont vous « parlez »: « transition », « essor vers la félicité », etc. Par ces différentes rencontres, il a pu expliquer sa démarche auquel d’ailleurs tout le monde a adhéré. Alors, je pense votre jugement est hâtif. Justice, parlement, exécutif, Conseil économique sont en marche. Le bilan de leurs actions sont à venir. Dit-on, « tout vient à point à celui qui sait attendre ».

    On a du mal à cerner le point précis de votre tribune entre constat, analyse et prospective. C’est « un fourre-tout philosophique ». De quoi est-il question précisément: de manque de stratégie de communication des tenants de la transition? de gouvernance fondée le choix des compétences humaines? de propositions relatives à une refonte des institutions défaillantes?

    J’ai eu plaisir à vous lire. Mais je reste sur ma faim.

    En toute cordialité.

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