[Tribune] De la tentation du Père Noël au risque de désillusion
Alors que le vent de liberté insufflé par le coup d’État du 30 août dernier a libéré la parole et fait émerger de nombreuses revendications sociales jusque-là étouffées, Augustin Emane* met en garde contre la tentation de voir dans le nouveau pouvoir un «Père Noël» capable de satisfaire toutes les demandes. Selon lui, une « transition sociale » s’impose, par le dialogue et la responsabilisation de chacun, pour éviter le risque de désillusions.
Déesse inconnue jusqu’au 30 août dernier, la liberté d’expression s’est imposée au sommet du panthéon gabonais depuis le Coup d’Etat ou de Liberté selon la formule que l’on choisira. Personne n’y a échappé, pas même Gabon TV, qui semble avoir découvert son chemin de Damas ou sa glasnost pour reprendre des références plus récentes. De mémoire de téléspectateur assidu, les sujets sociaux n’avaient jamais occupé une telle place dans les bulletins d’information des télévisions publiques (si l’on excepte les différents versants des sempiternelles activités du PDG). Pas un journal télévisé sans qu’il ne soit fait mention des fortes attentes des travailleurs ou plus souvent encore de leurs revendications !
Si à l’instar d’une écrasante majorité de compatriotes, la satisfaction ne peut être que de mise devant ce que le pays vit depuis le 30 août 2023, il y a lieu de l’analyser pour en tirer le meilleur ou proposer des améliorations. Pour le faire, il faut partir du fait générateur de la situation actuelle à savoir l’acte posé le 30 août 2023 par les forces armées gabonaises. Dans le Préambule de la Charte de la Transition, les crises sociales font partie des éléments ayant justifié leur intervention. Pour autant, il ne sera pas question pour nous d’embrasser l’ensemble du champ social. Ici, nous nous arrêterons au riche volet des relations de travail. Dans celui-ci, deux enseignements sont à tirer de la séquence actuelle.
Le premier est, pour reprendre ce que disait un journaliste, dans le J.T. de 20 heures de Gabon TV le 11 septembre 2023, la réalité d’« une grogne d’une ampleur impensable ». Celle-ci porte en elle les germes d’une multiplication inédite des revendications, et un risque de surenchère effrénée. S’agissant du second enseignement, c’est le sentiment d’un « déjà vu », avec cette tendance lourde de considérer que le Chef de l’Exécutif est l’homme à tout faire, capable de répondre à toutes les demandes. C’est fort justement cette tentation d’un Père Noël qu’il faut éviter, pour échapper au risque de multiples désillusions, avec des conséquences que personne ne peut prévoir. Dans cette optique, le maître mot doit être la responsabilisation du travailleur qui est également un citoyen.
L’état des lieux : une grogne d’une ampleur impensable
Après le pays où tout allait bien, scandé par le rythme frénétique des activités du PDG, et la reconnaissance unanime de « l’œuvre accomplie » qu’il fallait absolument poursuivre, nous avons droit désormais à une réalité dont, même les échos n’avaient pas accès aux honneurs de la télévision publique. Pourtant, ces revendications qui s’invitent désormais aux J.T. ne naissent pas comme champignons après la rincée du 30 août. Ce n’est que l’émergence (pour reprendre un terme cher à l’ancien régime) de conflits sur lesquels reposait une énorme chape de plomb, mais que l’ensemble des Gabonais connaissaient quand ils n’en souffraient pas. La chape ayant explosé, il convient de circonscrire les débordements et tenter de résoudre ce qui peut l’être.
Pour mener à bien une telle entreprise, il importe de dresser un état des lieux, les occurrences étant diverses, elles n’appellent pas des solutions identiques. Au vu de ce que nous avons pu regarder sur les écrans gabonais, on peut relever trois types de situations que l’on peut détailler ainsi : les violations flagrantes de la législation du travail ; les situations en souffrance depuis de nombreuses années ; les demandes jamais satisfaites intégralement ou partiellement, et que l’on pensait à jamais prescrites.
Dans la première catégorie, il y a toutes les relations de travail en cours, et dans lesquelles de nombreuses violations des dispositions du Code du travail sont à relever. Le 11 septembre 2023, dans le J.T. de 20h de Gabon TV, un reportage a été consacré au mouvement d’humeur des salariés de la Zone économique à régime spécial de Nkok. Contrairement à ce que la dénomination peut laisser entendre, Nkok ne bénéficie pas d’un régime dérogatoire au niveau de la législation du travail. L’ensemble des dispositions du Code du travail s’y appliquent, sauf indication contraire. Fort de cela, et profitant du vent de liberté qui souffle sur le pays, les salariés de Nkok ont donc dénoncé entre autres le fait que certains parmi eux recevaient des salaires inférieurs à 150.000 CFA, travaillaient au-delà de la durée légale sans bénéficier du paiement des heures supplémentaires, et que par ailleurs les prélèvements effectués sur leurs rémunérations n’étaient pas toujours reversés à la CNAMGS ou à la CNSS.
Dans le même J.T., les dockers menaçaient eux aussi d’entrer en grève, au motif que leur employeur ne respectait pas les règles relatives à leur embauche. Quelques jours plus tôt, ce sont les salariés d’Olam à Moutassou dans la Ngounié qui manifestaient leur mécontentement devant les menaces de licenciement ou de mises à pied dont ils faisaient l’objet. A l’origine de ces mouvements, il y aurait la décision unilatérale de l’employeur de mettre fin à la gratuité de l’électricité et de l’eau dont les salariés gabonais bénéficiaient jusque-là.
Divers secteurs d’activités, y compris le secteur public sont touchés par les mêmes soubresauts. Il serait fastidieux d’en dresser une liste complète ici.
Dans la deuxième catégorie, il y a des salariés gabonais dont les contrats de travail ont pris fin du fait de la situation économique de leur employeur. Les licenciements économiques qui en ont résulté n’ont pas souvent donné lieu aux indemnisations pourtant expressément contenues dans le Code du travail. Ce que l’on observe plutôt depuis quelques années, c’est un enlisement ne laissant aucune lueur d’espoir poindre à l’horizon jusqu’à ce que se produisent les événements du 30 août. C’est notamment le sort connu par de nombreux anciens salariés de la SATRAM, qui continuent de réclamer le paiement des indemnités liées à leur licenciement. On peut aussi intégrer dans cette seconde catégorie les demandes récurrentes des pensionnés qui ne demandent qu’une chose : bénéficier des retraites pour lesquelles ils ont cotisé pendant leur carrière.
La troisième et dernière catégorie renvoie à des drames qui avaient quasiment été oubliés par le plus grand nombre. Alors même que leurs préjudices étaient établis, des compatriotes n’ont, parfois, jamais obtenu la réparation de ceux-ci. Certains ont perdu la vie entre temps, entraînant ainsi l’extinction des actions. Mais avec le 30 août 2023 qui est devenu une ouverture à tous les possibles, chacun essaie de réanimer des affaires que l’on croyait éteintes en coma mortel. C’est le cas de la situation des anciens salariés de la COMUF qui tentent d’obtenir réparation comme cela s’est fait ailleurs (et notamment en France ou la même entreprise a également exploité de l’uranium entre 1945 et 2001) pour leur exposition à la radioactivité et les pathologies qui en ont résulté.
L’attraction présidentielle : une solution hasardeuse
Face à ce qui a été précédemment décrit, il y a comme un continuum pour ne pas dire un réflexe pavlovien : solliciter l’intervention du Chef de l’Etat. Dans l’absolu, adresser une telle requête au Président n’a rien d’anormal. Dans le fonctionnement pyramidal du pays depuis l’Indépendance, tout ne procède-t-il pas d’un homme omnipotent voire même omniscient ? Par contre, ce serait mentir à nos compatriotes de laisser penser que tout pourra être résolu par l’intervention de ce nouveau démiurge, qui prend la place qu’occupait jadis dans l’inconscient collectif le « Grand Camarade » puis le « Distingué Camarade Président ».
Dans Gabon Media Times du 17 septembre 2023, Morel Mondjo Mouega a écrit : « L’abrutissement et l’infantilisation de nombreux compatriotes a été la marque de fabrique du Parti démocratique gabonais durant plusieurs décennies. Alors que le pays entre dans une nouvelle ère de son histoire, de nombreux Gabonais espèrent à présent que le nouveau pouvoir interdira ces pratiques d’un autre âge » (Gabon : de la nécessité de mettre fin au kounabélisme et au culte de la personnalité érigés par le PDG, GMT, 17 septembre 2023, https://gabonmediatime.com/gabon-de-la-necessite-de-mettre-fin-au-kounabelisme-et-au-culte-de-la-personnalite-eriges-par-le-pdg/).
Au-delà de l’interpellation du pouvoir qui est faite, le propos de ce compatriote, renvoie chacun de nous à ses responsabilités. Comment imaginer en effet que, d’un coup de baguette magique, le nouveau pouvoir résolve le lot des difficultés quotidiennes des Gabonais dans le domaine traité dans ces lignes ? Le titre porté par le Général Oligui Nguema, Président de la Transition, doit éviter toute inclination dans les travers du passé. L’article 2 de la Charte de la Transition dispose en effet que, la mission que les nouvelles autorités se sont confié, est de refonder l’Etat, rebâtir de nouvelles institutions fortes et crédibles, garantissant un véritable Etat de droit. Il y a aussi l’engagement à mener des réformes majeures. On peut donc imaginer que le domaine social n’en est pas exclu, même si cela n’apparaît pas expressis verbis dans la Charte.
Si la Transition a eu pour effet de suspendre un certain nombre d’institutions, la législation du travail ne s’en est pas trouvé affectée. Le Code du travail continue donc à être appliqué, et dans les 413 articles qui le composent, l’expression « Chef de l’Etat » n’apparaît nulle part. Il n’y a donc pas lieu de considérer que le Président de la Transition aurait vocation naturellement à s’investir dans les conflits de travail, qui, au rythme que nous observons, ne manqueront pas de se multiplier. Certains doivent se souvenir encore du coût du licenciement collectif des personnels navigants commerciaux d’Air Gabon, autorisé par un ministre du travail, au mépris des règles de droit qui réservait cette compétence à l’inspecteur du travail.
La prudence à laquelle nous appelons n’est pas du tout synonyme de pusillanimité bien au contraire. Il convient en effet d’apporter des solutions satisfaisantes aux situations décrites précédemment. A cet égard, la méthodologie prévue pour la Transition politique peut être reprise avec la mise en place d’une transition que l’on pourrait qualifier de sociale.
La transition sociale : une voie à explorer
Dans la phase actuelle, face aux demandes que l’on recense, deux types de réponses peuvent être apportées, les unes immédiates, les autres plus prospectives.
Les réponses du premier type concernent surtout les premières et deuxièmes catégories de situations que nous avons identifiées plus haut. Comme l’a d’ailleurs déclaré la Directrice du Travail le 11 septembre à Gabon TV, il y a lieu d’appliquer la loi, telle qu’elle est prescrite. C’est la mission assignée aux inspecteurs du travail de veiller au respect de cette exigence, et éventuellement aux juges de sanctionner les manquements dénoncés. Si d’aventure, on devait s’adresser au Président de la Transition, ce serait uniquement pour lui demander d’être le garant du respect des règles de droit par les employeurs, sa parole n’étant pas commune.
Le second type de réponses renvoie à la crise sociale qui a été évoquée dans la Charte de la Transition. Quelles en sont les causes, et comment la surmonter ? Telles sont les interrogations dont devraient s’emparer les acteurs sociaux intervenant dans ce champ.
Sur les causes de la crise sociale, elles sont principalement doubles. C’est en effet une crise de la formation des normes avec le constat de l’inadaptation de nombre d’entre elles, et c’est également une crise de l’ineffectivité avec les difficultés quand ce n’est pas carrément un refus de les appliquer. Nous en avons de multiples illustrations en ce moment.
La voie que nous préconisons est sans hésitation aucune celle d’un dialogue, que l’on peut qualifier de social, pour reprendre une expression en vogue dans les milieux autorisés. Néanmoins, et même si c’est un truisme de le rappeler, le dialogue suppose au minimum deux personnes. C’est là malheureusement où le bât blesse dans notre pays.
Dans un des « Considérant » de la Charte de la Transition, il est fait mention des « conclusions des concertations nationales inclusives, tenues à Libreville au Palais Rénovation, avec les représentants des (…) des centrales et fédérations syndicales, du secteur informel, des organisations patronales, des organisations et ordres socioprofessionnels (…) ». A priori, il y a lieu de se réjouir du fait que les partenaires sociaux aient ainsi été associés au processus ayant conduit à l’adoption de cette charte. Pour autant, si s’agissant des employeurs le doute n’est pas permis sur leur degré d’implication, il n’en est pas de même pour les centrales et les fédérations syndicales du fait de l’atomisation de ces structures (le Conseil Economique et Social fait état de 500 syndicats environ au Gabon). Or, le dialogue social doit reposer sur deux jambes solides. Pour l’instant, cela est loin d’être acquis à cause des faiblesses structurelles des syndicats gabonais (à l’exception notable de quelques-uns comme l’ONEP par exemple), qui font davantage penser à des petites coopératives.
A notre connaissance la COSYGA serait en train de rédiger un memorandum, alors que pour sa part la coalition des syndicats de la CNSS annonce qu’elle veut négocier avec les autorités de la Transition. Néanmoins, nous n’avons aucune idée du contenu de ces négociations. Ces initiatives conduisent à se demander comment les syndicats pensent la Transition. Doit-il s’agir seulement de répondre aux revendications que l’on entend monter de plus en plus ?
Une telle approche serait particulièrement réductrice au vu des enjeux en présence, et surtout de la formidable opportunité qui leur est donnée de se réformer. Il ne s’agit pas d’interdire le pluralisme syndical, mais on peut s’inspirer des modèles burkinabé (avec Unité d’Action Syndicale qui regroupe les principaux syndicats) ou tunisien (UGTT), où on retrouve des syndicats ayant joué un rôle important dans l’histoire du pays.
Le patronat avec la FEG, ne s’y est pas trompé d’ailleurs, et a commencé à faire des propositions dès le 31 août, ce que personne ne peut lui reprocher. Que vont bien pouvoir répondre les syndicats s’agissant de la flexibilisation, ou encore de la gestion de la CNAMGS et de la CNSS qui devrait être confiée au secteur privé ? Pour l’instant c’est le silence absolu. Espérons que ce mutisme ne va pas perdurer. Dans le climat actuel, il est plus que jamais indispensable que les syndicats jouent pleinement leur rôle qui est également de canaliser les revendications. Il n’est dans l’intérêt de personne que les syndicats soient totalement débordés, et que le champ social se transforme en assemblée générale d’étudiants.
C’est nous semble-t-il la voie la plus sage. Mais un autre choix peut être fait, avec l’épée de Damoclès de l’inflation des revendications qui, par la force des choses, ne seront pas toutes satisfaites, le propre des miracles étant leur rareté. Au bout du chemin, il restera un champ de désillusions et le sentiment d’une occasion ratée… en attendant le prochain Père Noël, l’espoir faisant vivre.
*Augustin Emane, Maître de conférences HDR à l’UFR Droit de l’Université de Nantes, UMR CNRS 6297, Point Sud Institute Bamako
2 Commentaires
L’administration doit payer sa dette intérieure d’abord et le secteur privé payer aux employés tous les droits qui leur ont été lésés et baffoués avec la complicité du pouvoir de cette
République bananière qui vient de tomber. Et ce n’est pas l’argent qui fait défaut. Revenant sur le Kounabélisme et l’argent facile, nous devons reconnaître que le gabonais est quand même fainéant et a tendance à attendre la manne tomber du ciel. Prier c’est bien, battre le pavé c’est mieux. Aide-toi et le ciel t’aidera.
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