Pozzo di Borgo : duel à Paris entre l’État gabonais et une entreprise oubliée

Une vingtaine de milliards de silence : le bras de fer entre KCI et Libreville. À Paris, l’hôtel particulier Pozzo di Borgo, bien immobilier d’exception appartenant à l’État gabonais, est devenu l’épicentre d’un contentieux à haute intensité entre Libreville et la société française Kontinental Conseil Ingénierie (KCI). À l’origine : un litige contractuel vieux de plus d’une décennie, une sentence arbitrale jamais honorée, et une créance de plus de 26 milliards de FCFA que le Gabon semble vouloir ignorer. Entre gel de la vente, pressions diplomatiques et ambitions contrariées, l’affaire cristallise les limites de la souveraineté dans un monde régi par le droit international des affaires.

Le Pozzo di Borgo au 51, rue de l’Université à Paris. Derrière cette façade d’exception, 26 milliards de silence : quand le patrimoine gabonais devient l’otage d’une dette souveraine ignorée. © GabonReview (montage)
Dans les beaux quartiers du 7ᵉ arrondissement de Paris, à quelques pas de l’Assemblée nationale, se dresse l’hôtel Pozzo di Borgo, un chef-d’œuvre du XVIIᵉ siècle devenu, à son corps défendant, l’emblème d’un bras de fer international. Jadis symbole discret du patrimoine immobilier gabonais en Europe, ce somptueux hôtel particulier s’est transformé en champ de bataille judiciaire et financier opposant notamment Libreville à la société Kontinental Conseil Ingénierie (KCI), une entreprise française dirigée par Frédéric Bérenger. À la croisée de l’immobilier, du contentieux commercial et de la diplomatie économique, l’affaire révèle les dessous d’un partenariat ruiné, d’une sentence arbitrale ignorée et d’un actif convoité, désormais au cœur de toutes les tensions.
Un contentieux aux relents d’ingratitude
Tout commence en 2012, lorsque KCI s’engage auprès du gouvernement gabonais pour développer un ambitieux programme de 5 000 logements sociaux à Libreville. Mais rapidement, le rêve urbanistique vire au cauchemar juridique : les autorités gabonaises rompent unilatéralement le contrat, chassent KCI du territoire, et laissent le projet inachevé. L’entreprise saisit alors le tribunal arbitral de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Verdict : en décembre 2016, le Gabon est condamné à verser 36 millions d’euros (23,61 milliards FCFA) à KCI pour rupture abusive de contrat, un montant qui, avec les intérêts, dépasse aujourd’hui les 40 millions d’euros (26,24 milliards FCFA). Pourtant, malgré l’exequatur obtenu par KCI en France, Libreville reste sourd à la décision arbitrale.
Face à cette inertie, KCI entreprend une stratégie plus offensive : la société fait saisir les parts sociales de la SCI 49/51 rue de l’Université, propriétaire de l’hôtel Pozzo di Borgo, bloquant de facto toute tentative de vente de ce bien estimé à plus de 200 millions d’euros (131,19 milliards FCFA). Pour le Gabon, empêtré dans une situation budgétaire tendue, la vente de ce joyau immobilier devait constituer un levier financier stratégique. Mais l’acte de saisie, signé Bérenger, gèle les ambitions de cession. Et ce n’est pas faute d’avoir tenté une sortie honorable : le promoteur de KCI a rencontré à plusieurs reprises le général-président de la transition, Brice Clotaire Oligui Nguema. Des discussions cordiales, mais infructueuses. Si des propositions concrètes auraient été formulées pour régler la créance, rien n’a été fait en réalité.
Le joyau devient piège
Alors même que des acheteurs d’envergure, à l’instar du magnat Bernard Arnault, lorgnent sur l’hôtel particulier, le contentieux fait de l’ombre à toutes les tractations. KCI campe sur ses positions : si le Gabon souhaite récupérer sa pleine jouissance du bien, il devra d’abord honorer sa dette. Et, suprême ironie, malgré le bras de fer, KCI n’exclut pas de réinvestir au Gabon — mais seulement dans un contexte où les engagements passés seraient respectés. Ce paradoxe résume tout le drame de cette affaire : une entreprise spoliée qui croit encore au potentiel du pays antagoniste, un État affaibli qui ne peut liquider son patrimoine sans solder son passif, et un bien historique, transformé en otage d’une créance oubliée.
Au-delà du seul dossier Pozzo di Borgo, ce feuilleton judiciaire témoigne de la difficulté à conjuguer ambition publique et sécurité juridique. Il révèle la fragilité des relations entre certains États et leurs partenaires économiques, lorsque les promesses politiques l’emportent sur les contrats, et que le droit international devient la dernière ligne de défense pour les entrepreneurs lésés. Dans cette guerre feutrée aux allures de partie d’échecs diplomatique, une chose est sûre : l’hôtel Pozzo di Borgo, jadis havre de luxe et de silence, est désormais le théâtre bruyant d’une dette que le Gabon ne peut plus ignorer.

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