GabonReview lance ici «L’Edito Culturel» (voir teaser en bas de page), une chronique mensuelle sur les Industries Culturelles et Créatives. Confiée à l’essayiste Hugues-Gastien Matsahanga, cette nouvelle rubrique mêlera décryptages de l’actualité culturelle, mise en valeur des talents et analyses critiques.

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En prélude à l’exceptionnel concert que la méga star de la Ntcham*, a donné ce samedi 21 décembre 2024 dernier au Palais des Sports de Libreville, l’artiste avait été reçu, quatre jours plutôt, par Son Excellence Brice Clotaire Oligui Nguema, Président de la République, Président de la Transition, Chef de l’Etat, qui a solennellement exprimé son soutien au collectif des artistes retenus pour la circonstance, en présence de son Ministre en charge de la Culture et des Sports, le Dr André-Jacques Augand.

«L’Oiseau Rare n’est donc pas un ovni jailli de nulle part, ni le produit d’une sous-culture, mais bel et bien, le fils de son époque, un phénomène artistique inspiré par un contexte et une vision de l’art propre à son temps.» © GabonReview

 

Cette entrevue inhabituelle est loin d’être anecdotique. Et pour cause, l’artiste qui affiche des millions de vues cumulées au compteur de ses publications discographiques, enchaine des tubes à n’en plus finir. Son dernier opus, Niamatos (Production Génération 8G+, 2024) a culminé à plus de 2 millions de vues sur la plateforme de diffusion YouTube en seulement six jours après sa sortie. L’écho de ses exploits retentit au-delà des frontières du pays. Chacune de ses apparitions engendre une effervescence populaire à laquelle le public gabonais avait été sevré depuis longtemps. Il n’en fallait pas plus pour faire de l’idole des jeunes, une véritable icône de la chanson moderne gabonaise, bien au-delà de la sphère urbaine qui l’a porté jusqu’ici.

Un oiseau de bon augure au pinacle de son art

En s’attaquant pour la première fois, en live, à la mythique salle du Gymnase Omnisport, Mohamed Kourouma, de son vrai nom à l’état civil, a su relever le défi et confirmé avec manière, son positionnement d’artiste N°1 de la scène musicale gabonaise, toutes catégories confondues, avec le public pour seul juge.

Mais que révèle l’ascension fulgurante de cet oiseau de bon augure, figure de proue de toute une nouvelle génération d’artistes ? A y regarder de plus près, deux facteurs peuvent expliquer en partie le phénomène. Il y a d’une part, l’évolution des techniques de production et de distribution des œuvres discographiques et d’autre part, l’accès instantanée à ces œuvres par la génération dite « Y » ; ces 60% « d’adulescents » de moins de 30 ans, nés avec un téléphone intelligent à la main et qui, en un seul clic peuvent hisser le moindre artiste au faîtage d’une gloire parfois éphémère.

Les beatmakers ont remplacé les arrangeurs programmeurs d’antan et leurs musiciens de studios, les consoles analogiques ont cédé la place aux homestudios, les disques vinyles et compacts se sont numérisés et les albums se laissent télécharger en MP4 sur les discothèques virtuelles et plateformes de téléchargement, contre un paiement, lui-aussi en ligne. Ces plateformes ont pour noms Spotify, Deezer et même G-Store Music près de chez nous.

L’Oiseau Rare n’est donc pas un ovni jailli de nulle part, ni le produit d’une sous-culture, mais bel et bien, le fils de son époque, un phénomène artistique inspiré par un contexte et une vision de l’art propre à son temps. Ses comparses ont pour noms Donzer, Eboloko, Général Itachi ou EJ et bien d’autres encore. Tous des ambassadeurs de la Ntcham (« bagarre », en argot des jeunes), ce nouveau genre musical issu d’une danse née dans les quartiers populaires de Libreville. La Ntcham emprunte au rap et à l’afrobeats leurs codes et leurs ficelles, tout en embrassant les sonorités traditionnelles du pays. Tout cela, servi sur un tempo tournant autour de 120 battements par minute (BPM) avec des paroles frôlant souvent le politiquement et moralement incorrects. Rien que ça. Ce nouveau genre est clairement manifeste des préférences d’une génération pour qui le talent spontané se moque des frontières et des douces transgressions. Ce talent-là est une variable qui se mesure plus que jamais à la hauteur de la jauge du plébiscite populaire.

Une offre, une demande et un marché en pleine structuration

En un mot, d’un point de vue strictement économique, il y a bien une offre, une demande et un marché en pleine structuration, portée par une mondialisation et une régulation encore balbutiante au niveau local. C’est en cela que le numérique apparaît comme un levier et devient une caractéristique emblématique de ce que nous appelons aujourd’hui « Industries Culturelles et Créatives ».

Le concept d’industrie culturelle fut pour la première fois employé par les philosophes allemands Theodor W.  Adorno et Max Horkheimer en 1947. Depuis lors, le concept a fait du chemin, transcendant la question de culture de masse pour rendre compte du processus d’industrialisation de la production culturelle dans une articulation intégrant la ressource culturelle dans une chaine de valeurs à portée économique. Le décor est planté, malgré les pourfendeurs et les puristes qui préfèrent privilégier la dimension patrimoniale et même « cultuelle » de la ressource culturelle.

En attendant l’épilogue de cette querelle intellectuelle, aujourd’hui, à travers les artéfacts de la manifestation du génie humain, les industries culturelles et créatives (ICC) désignent les secteurs d’activité ayant comme objet principal la création, le développement, la production, la reproduction, la promotion, la diffusion ou la commercialisation de biens, de services et activités qui ont un contenu culturel, artistique et/ou patrimonial. Cette définition consacrée depuis par l’Unesco (Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture), permet de considérer la culture comme l’élément vital d’une société dynamique qui a vocation à s’exprimer dans la manière de raconter nos histoires, de fêter, de nous rappeler le passé, de nous divertir et d’imaginer l’avenir.

Notre expression créative nous aide donc à nous définir et à voir le monde au travers des yeux des autres. Elle trouve ses fondements dans le besoin de créer des conditions d’émergence de nouveaux centres de profits pour nos économies. Cela est d’autant plus vrai pour nos pays en construction et pour lesquels les secteurs extractifs non durables, ont souvent été préférés à la promotion de la ressource culturelle jugée peu lucrative, bien que renouvelable. Et si l’on revenait à notre Oiseau qui n’est finalement pas aussi rare qu’il n’y paraît ?

La notoriété du jeune du quartier Sorbonne à Libreville, ne serait-elle donc que le produit de cette mutation ? Si nous considérons que cet artiste charismatique a su conquérir d’autres publics, d’Abidjan à Dakar en passant par Douala, par la force de son seul talent, s’affranchissant de l’obstacle de l’étroitesse du marché local, ou encore du sempiternel problème des « droits d’auteurs », c’est qu’il est possible de créer les conditions pour l’émergence d’un vrai marché de l’économie de la culture au Gabon.

Engager durablement le Gabon sur la voie des Industries Culturelles et Créatives

L’évolution des politiques publiques en matière de promotion culturelle dans notre pays, depuis la fin des années 90 a connu diverses fortunes au gré des différents gouvernements aussi bien sur le plan des instruments normatifs que institutionnels à travers une batterie de textes législatifs. Depuis le Ciciba (Centre International de Civilisations Bantu), I’Anpac (Agence Nationale de Promotion Artistique et Culturelle), le Bugada (Bureau Gabonais du Droit d’Auteur) aucune démarche pérenne n’a permis d’engager durablement le pays sur la voie des retombées économiquement profitables à court ou moyen terme. Notre pays est pourtant signataire de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles (Mexico, août 1982) et de la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (Paris, Octobre 2005).

Malgré l’appui et l’accompagnement multilatéral fourni au cours des vingt dernières années par l’Unesco, l’OIF (Organisation Internationale de la Francophonie) et l’Union Européenne à travers différents programmes, les fruits de ces efforts n’ont pas été suffisamment capitalisés dans la durée, ni significativement lisibles pour espérer s’embarquer efficacement dans le train de l’essor des ICC.

Le dernier programme PSRICC (Programme de soutien au renforcement des industries culturelles et créatives) amorcé avec l’appui de l’Unesco en 2023 fixait cette échéance à l’horizon 2025. Il serait intéressant d’apprécier le bilan de cette initiative en termes de soutien aux systèmes de gouvernance durables de la culture ; d’échanges équilibrés de biens et services culturels ; la promotion de la mobilité des professionnels de la culture ; et l’intégration de la culture dans les cadres de développement durable et des libertés fondamentales.

Certes, des avancées ont été observées sur le terrain législatif avec l’adoption récente de la Loi N° 016/2023 du 08/08/2023 portant statut de l’artiste et de l’acteur culturel en République Gabonaise. Celle-ci énonce les grands principes et fixe les dispositions générales. Mais les textes réglementaires d’application de cette loi tardent à émerger, d’autant qu’un travail de vulgarisation de ce texte fondateur s’avère nécessaire auprès des acteurs. Il faut donc accélérer les réformes et permettre à cette démarche transversale d’activer efficacement la chaîne de valeur de la production artistique et culturelle locale. C’est à ce prix qu’il sera sans doute possible de structurer les filières et faire reculer la précarité des acteurs de ce secteur.

En route pour 2025

Tout au long de 2025, année au cours de laquelle l’Unesco va justement commémorer le 70e anniversaire de la Convention de La Haye de 1954 relative à la protection des biens culturels, nous aurons l’occasion de revenir sur les enjeux des ICC au Gabon, questionner les ambitions et les rôles des acteurs qui s’activent dans ce champ.

A votre avis ? Finalement, la Ntcham domine-t-elle vraiment son monde ou pas ? Nous aurions bien aimé répondre par l’affirmative. Mais l’Oiseau rare n’est hélas que l’arbre qui cache la forêt, tant le chantier est vaste. Laissons le talentueux volatile savourer légitimement son succès mérité et activons-nous plutôt sur le terrain de la dynamisation du champ des industries culturelles pour espérer demain, voir émerger plusieurs oiseaux rares dans toutes les autres filières, créer des emplois durables et faire reculer la précarité qui gangrène les acteurs de ce secteur.

Pour l’heure, chaussons avec optimisme nos plus beaux sourires et place aux spectacles ! Les programmations de l’agenda culturel en cette fin d’année s’annoncent très fournies. Régalez-vous ! Excellentes fêtes de fin d’année à tous et à très vite.

Hugues-Gastien Matsahanga, Essayiste, spécialiste des Industries Culturelles et Créatives

 *La Ntcham : Style musique issu d’une danse née dans les quartiers populaires qui emprunte au rap et à l’afrobeats.

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– TEASER –

L’année 2025 s’annonce sous de bons auspices avec un paysage culturel et artistique en ébullition. A l’écoute des mutations de notre société et des enjeux culturels qui s’y jouent à travers ses acteurs, la rédaction de GabonReview est heureuse de vous annoncer la mise en colonne de « L’Edito Culturel. » Il s’agit d’un éditorial mensuel thématique qui nous permettra de mettre en lumière une position ou un point de vue de la rédaction sur le thème des Industries Culturelles et Créatives (ICC).

Sans complaisance mais avec beaucoup de passion et parfois au vitriol, cet espace sera aussi le lieu des décryptages de notre actualité culturelle et l’écrin idéal pour mettre en valeur les talents : sortie de livres, concerts, success stories, films iconiques ou actualité institutionnelle en lien avec les impératifs du développement des industries culturelles. « L’Edito Culturel » entend donc pousser l’analyse pour souligner les exploits mais aussi susciter des débats à l’aune des préoccupations culturelles du moment.

Pour vous servir, un nom bien connu de la rédaction et de nos lecteurs. Observateur avisé de la vie culturelle et artistique locale, il a signé plusieurs tribunes libres sur cette thématique et commis un ouvrage et des contenus éditoriaux notables. Essayiste et spécialiste des industries culturelles et créatives, Hugues-Gastien Matsahanga, a accepté de prêter sa plume à cet exaltant exercice et vous donne rendez-vous à la fin de chaque mois dès Janvier 2025. En prologue à cette aventure qui s’offre à nous, piqué à vif par une actualité culturelle abondante, voici le numéro 00 d’une série qui va en compter 12.

 
GR
 

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