Dans cette tribune libre incisive, Luc Pandjo Boumba* plaide pour une politique de «contenu autochtone» au Gabon, notamment dans l’Ogooué-Maritime où les populations autochtones sont marginalisées par les dynamiques migratoires. S’appuyant sur les réalités historiques et économiques, le Docteur ès sciences économiques explore la nécessité de privilégier les populations souches dans l’accès à l’emploi, la gouvernance et les retombées économiques locales. Sa réflexion interroge la viabilité d’une telle politique dans le contexte de la cohésion nationale et de l’indivision nationale, tout en posant la question délicate d’une discrimination positive au bénéfice des minorités autochtones.

«Associer autochtonie et Nation peut paraître relever de l’oxymore. Pourtant, ce n’est que la reconnaissance de celle-ci qui garantira l’aboutissement de celle-là.» © GabonReview-Graphium Lab

Luc Pandjo Boumba est Enseignant-Chercheur. Docteur ès sciences économiques de l’université Paris II Panthéon Assas, il enseigne à l’Université Omar Bongo de Libreville. Il a exercé des années durant en tant que Directeur général dans la fonction publique gabonaise, puis dans le secteur para public et le secteur privé pétrolier. © GabonReview

La dynamique migratoire conduit inexorablement certaines régions du Gabon à assister à la marginalisation des populations autochtones. La cohésion nationale commande pourtant leur prise en compte de façon préférentielle dans les politiques et économies locales. Il s’agit alors d’une politique de contenu autochtone, un approfondissement du contenu local qui ne serait qu’une juste généralisation à l’Ogooué-Maritime et une formalisation d’un concept déjà en vigueur dans certaines autres régions du pays.

Après quelques semaines d’effervescence médiatique et sur les réseaux sociaux à propos du problème de l’autochtonie dans l’Ogooué-Maritime, la sortie du Professeur Patrick Mouguiama Daouda a eu l’intérêt d’éclairer scientifiquement la question, mais aussi d’élargir le débat sur la place des minorités autochtones, opportunément relevée par le Ministre Régis Onanga Ndiaye.

« Mais jusqu’où est-on prêt à aller ? Doit-on mettre en cause le principe « un homme, une voix » en donnant un poids électoral plus important aux populations démographiquement faibles et/ou « autochtones » ? Est-on disposé à accepter que les voix des Pygmées comptent plus que celles des Bantu lors des élections ? Des privilèges et des droits doivent-ils être formalisés en termes de quotas pour les minorités autochtones ? Pour le dire autrement, la majorité démographique doit-elle être pondérée par la « majorité sociologique » ? »

Ces interrogations de l’universitaire se ramènent en définitive à la question de l’opportunité d’une discrimination positive, d’autant que la discrimination négative a bien eu cours dans nos réalités.

LA DISCRIMINATION NÉGATIVE : UNE BIEN TRISTE RÉALITÉ

Et ce n’est pas qu’une vue de l’esprit. Dans les années 80, par exemple, Shell Gabon a financé à Gamba, pendant une vingtaine d’années, des bourses d’études pour la Grande-Bretagne et pour des jeunes ingénieurs gabonais de tous horizons, sans qu’un seul bachelier local, encore moins autochtone, n’ait pu en bénéficier. Illustration caricaturale de l’exclusion d’une frange de la population du bénéfice des retombées de l’exploitation d’une ressource extraite de son sous-sol ; cette pratique a créé un déséquilibre encore perceptible dans le vivier de la compétence nationale de l’industrie pétrolière. La situation n’est guère plus reluisante aujourd’hui. Récemment, et fort du principe d’indivision nationale, la société Assala Energy se réjouissait des nombreuses réalisations de la PID/PIH faites à Makokou, Oyem, Lastourville, Bitam et Okondja, tout en reconnaissant un investissement dérisoire à Gamba, d’où elle tire pourtant les revenus de son exploitation. Nouvelle illustration d’une discrimination négative. La Nation demeure ainsi introuvable.

Le discours convenu et qui entretient ce type d’inégalités est que la Nation participe de l’universalité, principe d’indivision nationale. Ce principe suggère que la richesse est partagée indépendamment de la région d’où elle est produite, la philosophie étant que la Nation est une. Malheureusement, la réalité renvoie souvent à des déséquilibres et à des arbitrages biaisés. Le contenu national semble de façon substantielle en conflit avec le contenu local.

EUX ET NOUS

Aux origines, nous indique Yuval Noah Harari dans son grand classique Sapiens, une histoire brève de l’humanité, l’évolution a fait de l’homo sapiens, seule espèce d’hominidés ayant survécu, une créature xénophobe, divisant l’humanité entre « nous » et « eux ». En réalité, « Nous », qui partageons langue, religion et usages, et « Eux », dont nous ne voulons pas chez nous et qui se donnent pour projet de nous remplacer.

Pour Y.N. Harari, « Eux » deviennent « Nous » quand un président américain, qui a du sang kenyan dans les veines, peut mordre à belles dents dans sa pizza italienne en regardant son film préféré, Lawrence d’Arabie, une épopée britannique sur la rébellion arabe contre les Turcs.

Ce discours savant pourrait nous paraître lointain. Pour autant, il nous renvoie à notre actualité. En pays bantou, plus précisément à la faveur des activités pétrolières, les villes industrielles, notamment Port-Gentil et Gamba, ont accueilli des communautés « autres », dont certaines ont connu un mouvement d’expansion considérable aujourd’hui, au point pour certains de parler de « grand remplacement » pour utiliser une nomenclature d’extrême droite européenne.

Et pour cause, ces migrations, bien que proches culturellement, heurtent, même de façon sourde, les puristes de l’autochtonie, surtout lorsqu’elles sont perçues comme contredisant les intérêts politiques et/ou économiques des populations souches. Remémorons-nous, en effet, la caricaturale histoire d’un certain député de Gamba, qui, une fois son mandat terminé, s’est empressé de quitter définitivement ses électeurs avec armes et maison pour partir s’installer dans son septentrion natal. Le propos du Ministre Régis Onanga Ndiaye tomberait ainsi sous le sens, même si cette réalité est tue volontairement par ses contempteurs.

LE SENS DE L’HISTOIRE : UNE IDENTITÉ OUVERTE

Mais pour revenir au remplacement, s’agit-il véritablement de substitution de peuples ou semble-t-il davantage de transformation, pour paraphraser Karl Polanyi (La Grande transformation, aux origines historiques et politiques de notre temps). L’interaction des cultures ne renvoie pas nécessairement à une conception linéaire et unilatérale opposant culture dominante et dominée ; en réalité, les deux cultures en contact sont affectées selon un processus plus complexe d’alliage, réinterprétation, assimilation, somme toute, à l’arrivée une identité syncrétique. De façon similaire, dans l’Antiquité, l’homo sapiens et l’homme de Neandertal se sont constitués dans la continuité pour ce qui concerne la paléontologie.

Donc, ces questionnements interrogent les actualités d’hier à aujourd’hui. Alain Juppé, déjà en 1994, a fort bien développé l’identité heureuse, à laquelle s’est rapidement opposée par Alain Finkielkraut, l’identité malheureuse ; la première considérant l’arrivée des migrants comme conduisant à un syncrétisme fécond, tandis que la seconde suggère que les modes de vie finissent par se heurter, les hommes n’étant pas interchangeables.

Selon le propos de Patrick Mouguiama Daouda, dans l’espace Loango et l’Ogooué-Maritime plus généralement, l’histoire longue a pu camper les pygmées Akowa, Babongo et Baghama, primo-habitants aux prises avec l’ « autre », consacrant une transformation proche de nous. L’alchimie se poursuivit nécessairement aujourd’hui avec « nous » et les « autres ».

Alors, le Grand Remplacement n’existerait pas chez nous dès lors que nous cultivons l’identité heureuse qui se cristallise grâce à la proximité de la langue, des us et coutumes ! Mais aussi à la faveur d’alliances solides, de noces enthousiastes, de choix économiques… Cependant, pour généreuse qu’elle soit, l’identité ouverte n’est opérante que lorsque l’alchimie prend véritablement forme. Cela aboutirait alors à la Nation achevée.

CONTENU LOCAL VERSUS CONTENU AUTOCHTONE

La notion de contenu autochtone peut être une approche permettant de concilier contenu local et indivision nationale. Il consiste à intégrer formellement les populations autochtones tendanciellement minoritaires, les valoriser de façon significative dans les emplois et la gouvernance des industries locales.

La législation devrait intégrer cette problématique. Une politique de contenu autochtone peut emprunter la forme de quotas, mais aussi une politique d’assouplissement des critères de sélection dans les choix de recrutement et/ou d’attribution de marchés, tant il est aisé d’exclure. Enfin, des actions de formation ou d’émulation spécifiques en faveur des populations autochtones sont à envisager.

L’offre politique actuelle pourrait comporter par ailleurs un certain nombre de propositions que nous avions déjà faites à l’occasion du dialogue national inclusif.

Une des propositions a porté sur l’extension de l’actionnariat et la gouvernance des sociétés aux communautés autochtones. De même, au-delà des participations de l’Etat au Capital social, le contenu autochtone doit permettre de garantir l’effectivité de l’exercice de certaines fonctions significatives dans les Sociétés et Institutions.

Une autre était de favoriser la montée en compétitivité des PME autochtones selon des dispositifs nationaux introduisant une progressivité (normes d’accès aux marchés non restrictives, mise en place des financements bonifiés pour les sous-traitants autochtones dans le cadre de fonds d’accompagnement….).

Le contenu autochtone est, qu’on ne s’y méprenne, mis en œuvre depuis des décennies dans les autres régions industrielles du pays, notamment à Moanda et Mounana. Aujourd’hui et dorénavant, l’Etat et les sociétés intègrent la donne autochtone dans les nouveaux bassins industriels de l’Ivindo et de l’Abanga-Bigné. Il ne s’agit donc ni plus ni moins que de généraliser cette politique et la rationaliser.

À défaut de se complaire dans la fiction d’une cohésion nationale improbable, la prise en compte de l’autochtonie doit être perçue comme un moyen d’affirmation de la Nation. En effet, associer autochtonie et Nation peut paraître relever de l’oxymore. Pourtant, ce n’est que la reconnaissance de celle-ci qui garantira l’aboutissement de celle-là.

*Luc PANDJO BOUMBA, Docteur ès sciences économiques Paris II Panthéon Assas, Enseignant- Chercheur UOB.

 

 
GR
 

3 Commentaires

  1. Abessolo fred dit :

    GR,
    Depuis des années, je vous suis et me délecte de bon nombre de vos articles. Très souvent, ils nous sortent de la médiocrité ambiante de plusieurs de vos confrères. Mais est-ce qu’au nom de la liberté d’opinion, vous êtes tenus de faire passer un papier aussi dangereux pour la cohésion de la nation ? Pendant qu’on y est, que les ressortissants de l’Estuaire soient aussi prioritaires dans les recrutements à Libreville, puisque l’emploi ne se donne plus au mérite, mais en fonction de l’appartenance ethnique. On croirait lire un membre du Rassemblement national ou du parti Reconquête de E. Zemmour en France. GR, vous n’êtes pas responsable de ces écrits, mais vous êtes responsable de leur publication. On risque de croire que vous épousez les idées contenues dans cette tribune. Ressaisissez-vous.

  2. Pandjo boumba Luc dit :

    bonjour, merci de l’intérêt que vous portez à mes écrits. Vous dites que je ne suis pas responsable de mes écrits mais de leur publication. Je vous rassure que je n’ai jamais écrit sous la dictée même en étant jeune rédacteur à Jeune Afrique, contexte « politisé » dans mon expérience journalistique lointaine. Pour le reste il s’agit de savoir si mes propos sont factuels ou non. Hélas la réalité est souvent difficile à écouter ou à lire. La construction de la Nation que nous souhaitons tous exige aussi de la part des élites que nous sommes de nommer les choses et éviter les faux-semblants. Bien à vous.

    • Abessolo fred dit :

      Non, Non, je dis que Gabonreview n’est pas responsable de vos écrits, mais de leur publication dans ses colonnes. Il ne peut me venir à l’idée de croire que vous n’êtes qu’un porte-flinge. Non, Cher Compatriote et très cher Ainé, je ne peux le dire. Il s’agit là d’une incompréhension. Je dis juste que vos écrits ressemblent fortement aux discours de Marine Le Pen, Zemmour et autres Bardella. Pour le petit million de personnes que nous sommes, c’est un peu cher payé. Et en parlant d’autochtonie, combien d’autochtones reste-t-il dans nos familles dans lesquelles plus de la moitié de la descendance est issue de parents d’ethnies, de provinces différentes et de systèmes de filiation différents ? Que ferez-vous de ceux-là quand vous allez distribuer les postes et les actions des entreprises ? Mais je suis d’accord vous pour ce qui est de favoriser les petites entreprises locales (vous, vous parlez d’autochtones) dans l’attribution des marchés publics et même privés.

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