Dans le contexte politique gabonais relativement tendu, une analyse percutante de l’espace communicationnel national s’impose. Les récents événements politiques, notamment les vives attaques contre l’ex-premier ministre d’Ali Bongo, témoignent d’une déformation notable de l’opinion publique et de l’espace communicationnel national. Nourrie par les théories de l’École de Francfort, la présente analyse de Georice Berthin Madébé** explore comment les mécanismes de structuration de l’information influencent la perception collective des enjeux politiques actuels. Examinant les réactions suscitées par le retour sur la scène publique dudit ancien Premier ministre, l’universitaire révèle les failles et les défis du paysage médiatique et politique gabonais. Il invite à une réflexion sur l’interaction entre communication politique et formation de l’opinion, mais surtout à repenser les fondements mêmes de l’espace public gabonais.

«L’espace public national se nourrit d’une rhétorique qui déforme la vérité, piégeant l’opinion publique dans des interprétations erronées» © GabonReview

 

Georice Berthin Madébé, Universitaire, Chercheur au Cenarest-IRSH. © D.R.

Les attaques que subit ACBBN illustrent magistralement la déformation de l’opinion publique nationale et de son espace communicationnel, et en dévoie en même temps la vérité et ses structures qui auraient pu éclairer différemment la cité qui s’enflamme depuis que l’ancien premier ministre d’Ali Bongo est revenu au-devant de la scène publique.

Bien avant d’aller plus loin dans ces lignes, et pour saisir pleinement les ressorts profonds qui façonnent la communication au Gabon, il est indispensable de comprendre les mécanismes de l’espace public et de l’espace communicationnel, tels qu’éclairés par l’École de Francfort. Ces concepts fondamentaux permettent d’analyser comment l’information est structurée et diffusée, influençant ainsi la construction de l’opinion publique. Le lecteur est invité à se plonger dans ces théories, présentées au bas de cette tribune, pour enrichir sa compréhension du cadre théorique qui sous-tend l’analyse des événements politiques actuels. (**)

Le retour de l’ancien premier ministre d’Ali Bongo annonce, hélas ! le recommencement des douleurs au Gabon. Ceux qui ont suivi l’écrivain congolais décédé dans les années 1990, comprennent bien le parallèle qui s’établit ici entre le titre de son œuvre de fiction posthume : Le commencement des douleurs, et ce qui est en cours chez nous. Un pays côtier appelé Hondo-Noote vit dans la constante crainte des tempêtes qui menacent de bourrasques violentes le territoire, chaque fois que le personnage principal, le « ploutocrate » Arthur Banos Maya, rompt des coutumes bien établies, en abusant de son pouvoir sur des êtres fragiles. Dès lors, la nature sécrète des êtres sinistres en guise de punition. Pour s’en sortir, Hondo-Noote s’enferme dans l’émotion, réinventant ainsi son art de vie à travers un délire populaire qui se manifeste dans une débauche d’émotions : la fête, ou le « délire », comme disent les jeunes des quartiers. Mais dans l’œuvre de Sony, la « bombance » devient la seule mesure du temps. Elle capture les esprits des hommes et leur incapacité à se projeter imaginairement comme une seule et même unité de leur espace-temps politique.

Sans être une réalité fictionnelle, ce qui se passe dans le pays rappelle fort malheureusement les deux références auxquelles nous recourrons pour comprendre le phénomène politique qui s’installe dans la scène politique nationale, depuis qu’ACBBN a décidé de parler, un an après le putsch des militaires, et un an avant le référendum qu’ils doivent organiser pour mettre fin à la Transition.

L’espace public national se nourrit à nouveau comme d’une rhétorique nihiliste qui n’aide pas le pays à avancer collectivement, ni à structurer une vérité historique capable de faire avancer les causes du Gabon, et par conséquent, de ses animateurs réunis au sein du CTRI. Le déni du débat qu’imposent les réactions presque primaires ou épidermiques contre ABBN dans l’espace public en est la preuve absolue. Elles nous conduisent à un éternel recommencement qui commence à épuiser mentalement, quand bien même l’épuisement provoqué en fin du régime précédent n’a pas encore été vidé des corps et âmes qui en ont été meurtris.

La restauration des institutions passe d’abord et surtout par la capacité des hommes politiques qui portent cette restauration à réincarner les institutions qu’ils veulent restaurer. L’espace communicationnel national en est un. Tout comme l’opinion publique et l’espace qui permet de l’engendrer. Ils sont, par définition, des lieux où se construit l’intelligence collective via les intelligences individuelles et leurs capacités à tirer la conscience citoyenne et le pays vers le haut, donc à éduquer le peuple quant à l’acceptation des différences, des divergences, ou quant à sa capacité à se mésentendre ou à se réunir/désunir autour des informations qui y circulent. Mais l’unité du peuple, demeurant inébranlable par l’aptitude des uns et des autres à convaincre ou à réfuter telle ou telle idée à travers une argumentation autostructurée et indépendante de la vie privée des gens, trouve dans le débat contradictoire enrichi par la persuasion, le pouvoir de structurer le vivre-ensemble. Elle en fait même le ciment social qui fige les tempêtes d’idées qui se soulèvent. C’est pourquoi, pour consolider la nation, il faut toujours préférer l’autorité de l’argument à l’argument d’autorité, la force du pouvoir persuasif à la persuasion par la force. Le débat ainsi fondé porte alors sur les idées plutôt que sur les individus, leur histoire ou leur passé qui, en certaines circonstances près, sont aussi les nôtres.

La confusion qui s’installe dans les attaques contre la personne d’ABBN, sans discernement de temps, d’époque ou d’ère, est de très mauvais augures. Car, dans les institutions actuelles, il y a aussi d’autres ACBBN qui portent d’autres noms certes, mais qui ne sont pas moins indirectement visés par les attaques contre ACBBN. Cette stratégie d’attaque personnelle sur l’homme et sa volonté de puissance montrent bien les difficultés des CTRIstes à se projeter dans le monde qu’ils ont voulu transformer en transformant le passé institutionnel, social et politique, précisément, en absorbant radicalement l’histoire, l’environnement, les habitudes dont ABBN est montré du doigt comme la « parfaite incarnation ».

Au lieu de transformer les institutions par l’innovation politique et juridique, le CTRI les a renforcées en renforçant l’environnement passé, son climat d’incertitude politique, institutionnel, idéologique, social. Il a même fait basculer dans le passé, au regard du mimétisme communicationnel très factuel qui a conduit à une exposition contreproductive du chef de l’Etat, président de la Transition, sur les panneaux urbains, sur la nationale ou dans les villages qui le bordent. Ces images ne reproduisent pas moins une figure de dictateur, omniprésente, ubiquiste et « providentiel », comme l’avait significativement montré Sony Labou Tansi dans La vie et demie, ou comme cela peut apparaître dans les analyses de communication politique (M. Ovoundaga, 2018) et/ou des écrits d’anthropologie relativement récents (J. Tonda, Le souverain moderne. Le corps du pouvoir en Afrique centrale – Congo/Gabon, 2005).

Le bouclier de défense qui se déploie depuis quelque temps autour de lui crée donc ce flagrant mimétisme qui lie les traditions discursives passées et celles en cours. Alors que ces dernières pensent les défendre, elles ne font que générer davantage d’incertitudes autour militaires quant aux temps à venir, mettant ainsi en relief une profonde asymétrie entre la promesse de libération collective et individuelle à laquelle leurs partisans aux avant-postes médiatiques et dans les RS ont définitivement renoncé. La réalité que constituent leurs défenses, bien qu’idéologiquement fondées de leur point de vue mais somme toute partisanes, oblitèrent néanmoins les rêves de bonheur d’hier vis-à-vis des inquiétudes naissantes d’aujourd’hui.

L’indignité, elle, est là, dans ce basculement qui ne veut pas basculer. Ou qui ne veut se corriger de manière radicale et brutale pour l’intérêt de tous, les CTRISTES en premier. Dans cet avenir qui ne veut pas venir, les traditions rhétoriques anciennes honnies revenant au-devant dans l’espace public, sont durcies par de nouveaux visages qui ne perçoivent pas le prolongement du passé auquel ils procèdent, créant un désenchantement politique national qui prend forme dans cette incapacité à restaurer aussi bien l’espace communicationnelle que l’espace et l’opinion publics, ou à donner forme et corps à l’utopie générée par la mise à l’écart du PDG.

ACBBN réussit donc la prouesse de montrer à ses contempteurs d’aujourd’hui, partisans et alliés d’hier, leurs propres faiblesses en stratégie communicationnelle. Au peuple qui les observe, il est parvenu à lui démontrer la parenté politique qui, génétiquement, lie le pouvoir ancien au pouvoir nouveau, par les liens d’une communication non pragmatique et contreperformante. Dans les faits, cela traduit un leadership communicationnel sans capacité à incarner ses propres rêves de libération, ceux-ci ne se réduisant désormais plus qu’à une volonté inconsciente de reproduire le même, c’est-à-dire le passé, la culture politique du déni, de l’abatage d’autrui, ou de son éradication de l’espace public. Tout ce que savaient faire les anciens détenteurs du pouvoir institutionnel. Pourtant, les idées qu’incarne cet homme ne disparaîtraient de l’esprit des gens qui ne s’expriment pas ou peu. Celles-ci renforcent le doute et la suspicion. L’unanimisme autour du chef et la rhétorique qui lui sont solidaires sont donc négatifs. Ils lui desservent, assurément. Tout comme ils desservent l’utopie d’un Gabon nouveau réduite à figures rhétoriques minimales par leur teneur agressive et non constructive pour le peuple. Cette rhétorique prépare à des futures fractures sociales et politiques, dont les tensions allant crescendo se nourriront bientôt. Exactement comme hier, avant les élections de 2023. La logique sociopolitique reste identique : même brutalité communicationnelle dans l’espace public, même erreur tactique, même division des couches sociales par la sollicitation de leur raison émotionnelle.

L’incapacité à reformer les institutions pour elles-mêmes, comme la défense unanimiste de ce retournement politique que s’ingénie à pointer ACBBN, ou le rabattement de la restauration des institutions sur la restauration des infrastructures, soulignent, à l’occasion, l’absence   de logiciels autocritiques internes au pouvoir actuel. Ils manifestent en tout cas une stratégie monoculaire, à la fois monotimbre et monocorde qui met a posteriori et inutilement le CTRI en zone de haute tension politique. ACBBN aura déjà marqué ce point. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il doit pouvoir sabler le champagne avec ses coreligionnaires tapis dans l’ombre de ses prises de parole !

La communication d’attaque contre ACBBN, fait mieux : elle montre ses contradicteurs comme les BBN du pouvoir aux affaires. Forcément, à leurs tours, ils seront les néoBBN du pouvoir qui les absenterait des institutions politiques nées de la Transition. Ce « kounabelisme » communicationnel plombe le CTRI et lui fait mal. Lui crève les yeux et l’empêche de voir ce qu’il aurait dû voir pour éviter toutes les erreurs politiques et tactiques commises en seulement douze mois. Comme un mauvais moteur, ce kounabelisme ne permet plus que d’avancer qu’à pas de canard ! Et la démarche, à vue d’œil, est plus que dégingandée ! Il est à l’origine de la désillusion qui prend forme même dans le camp des Transitionnistes les plus dévoués au CTRI ! Surtout, il nous expose à un recommencement des douleurs qui risque de mettre le pouvoir au pieds du mur, le passage en force pouvant devenir, dans le cas le plus probable, sa seule option de survie politique après le referendum. Il faut se hâter de sortir du piège tendu, afin de rebattre les cartes de l’espace communicationnel national et de forger une opinion publique capable de comprendre par lui-même les enjeux des temps à venir. C’est cela que le peuple attend.

Le doute s’installe, certes à dose homéopathique. Il faut relever le défi de ne pas l’installer dans l’esprit des gens simples d’esprit comme nous.

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Dans la théorie de la communication, l’espace communicationnel désigne l’ensemble de pratiques, de savoirs et d’informations circulant dans un cadre bien défini, celui-ci pouvant être une organisation, ou comme nous le développons ici, un Etat. L’espace communicationnel a donc pour vocation à structurer non seulement le cadre de la communication en termes de pratiques, mais aussi, à transmettre les pratiques qu’il formate aux fins de constituer des habitudes à travers lesquelles la production et la diffusion de l’information ordonne un cadre normatif autour de la production d’une vérité que cette même information cherche à modéliser à travers les discours qui la produisent. C’est pourquoi, l’espace communicationnel est avant tout un espace d’interactions sociales et intellectuelles dans lequel s’affrontent, à travers des méthodes organisées et éprouvées, les acteurs que sont les politiques, les médias, la société civile et les hommes de science.

Sans que cette autre notion lui soit intrinsèquement liée, l’espace communicationnel, à l’exercice, donne naissance à l’espace public, lieu ou les opinions se conçoivent pour donner corps à ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique. En matière de communication, un espace communicationnel mal structuré donne forme un espace public déformé et peu soucieuse de vérité, c’est-à-dire à une opinion publique constituée sur des fondements erronés (mensonges d’Etat, média-mensonges, tromperies, illusions, etc.). C’est là que le bât blesse. Si on doit ramener la théorie de la communication à la formation de l’opinion publique au Gabon, il devient évident que, en raison du déséquilibre d’interactions entre les quatre principales figures au Gabon, l’espace communicationnel de notre pays a historiquement engendré une opinion publique amochée par ses propres critères de constitution de l’espace public, ou de ce qu’on perçoit comme tel au Gabon.

Georice Berthin Madébé**

Chercheur au CENAREST-IRSH

Libreville – Gabon

 
GR
 

2 Commentaires

  1. Biswe dit :

    GAYO…..on attend ta réaction!!!!

  2. Gayo dit :

    Il est absurde de parler d’épuisement à cause de ACCBN. Personne n’est irremplaçable dans ce pays. Si ACCBN allait en prison, serait-il à ce point regretté qu’il n’y aurait plus personne pour alimenter le débat public ? Hormis ses mensonges et fausses vérités, il ne soulève aucune question que d’autres critiques du régime n’abordent déjà. On se focalise sur ACCBN parce que son discours incohérent contraste avec ses actions abominables et ses prises de position anti-démocratiques jusqu’au 30 août 2023. Ce que vous demandez aux Gabonais, c’est de tolérer l’incohérence, l’absence de personnalité, et l’insulte des valeurs politiques. Le Gabon ne perdra rien si le peuple décide de ne plus écouter ACCBN.

    En réalité, pour ressentir une telle lassitude, il faudrait qu’Oligui et ses alliés aient déjà exercé le pouvoir depuis plusieurs années. Avec à peine un an au pouvoir, malgré des imperfections, on est loin d’un stade de saturation. Il est donc de mauvaise foi et irréaliste de demander aux Gabonais d’exprimer la même impatience et épuisement vis-à-vis d’un régime en place depuis un an, que pour un régime de 14 ans. Il n’y a pas encore de raisons suffisantes pour retirer le bénéfice du doute au CTRI. Ne demandez pas aux Gabonais d’adopter une position radicale sur la base de simples présomptions concernant le CTRI. Il n’y a pas d’épuisement alors que nous sommes encore dans la phase d’observation et de prudence.

    Au passage, je n’ai pas lu jusqu’au bout un article qui veut faire croire que les gabonais sont obligés d’accorder du crédit à n’importe quel politicien. Vous êtes en France et vous savez qu’après certains scandales, certains hommes se retirent du débat politique. Ce n’est pas parce que chez nous les hommes politiques sont nés avant la honte pour ne pas tirer conséquence de leurs mauvais choix que nous sommes obligés à les suivre. La France est-elle morte parce qu’on entend plus Dominique Strauss-Kahn ou François Fillon. Nous aimerons que ACCBN fasse comme ces deux hommes et laisse des acteurs nouveaux prendre le relais. Lui qui refuse qu’il soit possible de transférer le relais, qu’il sache que c’est aussi cela le sens du partage.

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