Augustin Emane, Maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université de Nantes et membre de l’UMR CNRS 6297, met ici en lumière la prévalence du harcèlement et de la violence au travail au Gabon, soulignant l’insuffisance des protections légales malgré des lois existantes. À travers une analyse détaillée des critères et régimes juridiques du harcèlement moral et sexuel, l’universitaire appelle à une meilleure compréhension et à des actions concrètes pour améliorer le climat des relations de travail et protéger la dignité des travailleurs.

Le harcèlement au travail, qu’il soit moral ou sexuel, constitue une atteinte grave à la dignité des personnes et nécessite des actions concrètes pour être éradiqué. © GabonReview

 

Augustin Emane, Maître de conférences HDR à l’UFR Droit de l’Université de Nantes, UMR CNRS 6297, Point Sud Institute Bamako. © D.R.

D’après des données de l’OIT en 2022, « La violence et le harcèlement au travail sont très répandus de par le monde, plus d’une personne en emploi sur cinq ayant subi au moins une forme de violence et de harcèlement au travail au cours de sa vie professionnelle ». Le Gabon, n’est pas en reste avec nombre de dénonciations d’agissements dont se plaignent les travailleurs, et qui mettent en danger leur santé. Même si cette réalité n’est pas toujours connue des tribunaux, il serait malvenu de la nier. Il convient, au contraire, de comprendre ce qu’elle révèle sur le climat ambiant dans les relations de travail, et surtout les moyens d’y remédier.

Au Gabon, trois textes régissent principalement le harcèlement : la loi n° 10-216 du 5 septembre 2016 portant sur la lutte contre le harcèlement professionnel ; la loi n°006/2021 du 6 septembre 2021 portant élimination des violences faites aux femmes et l’article 6 du Code du travail traitant du harcèlement sexuel et du harcèlement moral. Le premier alinéa de cet article renvoie à tous les travailleurs quelle que soit leur ancienneté (y compris ceux en période d’essai), les employeurs, les apprentis et les stagiaires. Un employeur peut donc poursuivre son salarié pour des faits de harcèlement moral ou sexuel, contrairement à ce qu’on retrouve en droit comparé (le Gabon est le seul pays à notre connaissance où l’employeur peut être victime d’un harcèlement moral. Le pouvoir disciplinaire dont il dispose lui permet en effet d’endiguer les agissements de harcèlement moral).

Si ces deux notions se distinguent par leurs éléments constitutifs, elles se rejoignent dans nombre de situations. Il est rare en effet qu’un harcèlement sexuel ne soit pas doublé d’un harcèlement moral. Par ailleurs, ces deux formes de harcèlement renvoient à la même exigence de respect de la dignité de la personne ou encore à la lutte contre les discriminations notamment celles fondées sur le genre. Ce que nous proposons dans ces quelques lignes, c’est, au regard du Code du travail, une analyse succincte sur le harcèlement en milieu de travail. Quels en sont les critères et le régime juridique ?

I. Les critères du harcèlement moral

Le professeur Heinz Leymann, expert du harcèlement moral au travail, dit qu’il y a harcèlement moral lorsqu’on est en présence d’un ou de plusieurs des 45 actes détaillés regroupées dans les rubriques suivantes (H. Leymann, The Mobbing Encyclopaedia, (http://www.leymann.se/English/12100E.HTM) :

  • atteintes à la possibilité de s’exprimer (subir des paroles criées ou des réprimandes, subir des critiques incessantes à propos de son travail, menaces verbales, etc.) ;
  • atteintes aux relations sociales (transfert dans un local éloigné des collègues, être ignoré par des collègues) ;
  • effets sur la réputation sociale (dénigrer la personne visée, se moquer d’un handicap, atteintes aux opinions politiques ou religieuses de la personne visée, se moquer de la vie privée de la personne visée, la personne visée est forcée d’accomplir des tâches qui blessent sa confiance en soi, sa productivité est jugée de façon fallacieuse ou insultante) ;
  • atteintes à la qualité de la vie professionnelle (absence de tâches assignées, la personne visée est désœuvrée parce qu’elle ne reçoit pas de tâches à accomplir, des fonctions inutiles lui sont assignées, on lui assigne des tâches qui ne correspondent pas à ses qualifications, on lui assigne des fonctions qui dépassent ses qualifications afin de discréditer sa réputation) ;
  • atteintes physiques ayant des effets sur la santé (obligation d’effectuer des travaux insalubres, menace de recours à la force physique, application de pressions légères dans le but de donner une leçon à une personne, des dégâts matériels sont infligés au domicile ou au poste de travail, attouchements sexuels).

La loi gabonaise a une définition qui n’est pas satisfaisante du harcèlement moral dans la mesure où elle n’en précise pas les caractères. Le législateur s’est en effet contenté d’évoquer « les agissements de harcèlement moral » sans dire en quoi ils consistent. C’est donc au juge qu’il appartient d’apprécier souverainement lesdits agissements

Néanmoins, ce manque de précision de la loi n’est nullement préjudiciable pour appréhender le harcèlement moral. Cela tient au fait qu’en la matière, les agissements sont moins définis par leur contenu que par leurs effets sur la santé, l’atteinte à la dignité et (ou) les conditions de travail. L’alinéa 4 de l’article 6 évoque, « une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». En d’autres termes, est constitutif de harcèlement, tout acte qui conduit aux conséquences précitées. A l’analyse, il n’est même pas exigé la réalisation de celles-ci. Il suffit que l’effet de l’agissement soit « susceptible de » produire lesdites conséquences. Une simple possibilité d’une dégradation des conditions de travail sera suffisante pour caractériser le harcèlement moral. A posteriori si la production d’un certificat médical, d’un arrêt de travail prouvera une altération de la santé.

Dans le harcèlement moral, l’élément intentionnel ne joue aucun rôle. La victime n’a pas besoin de démontrer l’intention de nuire du harceleur. C’est ce que l’on peut vérifier par exemple dans le « harcèlement managérial ». Celui-ci résulte des méthodes de gestion mises en œuvre par l’employeur, et qui ont pour effet d’entraîner la dégradation des conditions de travail contraire à la dignité pour un ou plusieurs. En l’espèce, il n’y a pas lieu de prouver une quelconque volonté de harceler : il suffit qu’il s’agisse d’agissements non souhaités. De la même manière, on ne peut pas se retrancher derrière sa liberté d’expression et la volonté de plaisanter, pour échapper à la qualification de harcèlement moral. Ce qui est considéré comme une blague par le harceleur, pourra être un fait constitutif de harcèlement, dès lors qu’il a eu pour conséquence les effets signalés plus haut.

Toutefois, tous les agissements ne sont pas susceptibles de constituer un harcèlement moral. C’est ainsi que les exigences du travail subordonné comme les contraintes imposées par les impératifs de gestion, ne sauraient être assimilées à du harcèlement moral. De même l’employeur qui exerce son pouvoir disciplinaire devant l’insuffisance professionnelle du salarié ne peut se voir reprocher un quelconque harcèlement. Dans le même ordre d’idées, une surcharge ponctuelle de travail, liée à l’absence d’un collègue pour permettre le fonctionnement du service n’est pas constitutive en principe d’un harcèlement moral. Enfin, le harcèlement moral est écarté lorsque les mesures adoptées se justifient par une situation prévue par la loi, comme lorsqu’il est proposé à un salarié menacé de licenciement économique un reclassement à un poste inférieur au sien.

Par ailleurs, alors que le harcèlement au travail est facteur de stress, ces deux notions ne doivent pas être confondues. Il y a en effet un risque certain à ce que toute personne stressée se considère comme harcelée. La loi gabonaise ne traitant pas du stress au travail, on peut faire appel au droit comparé pour l’évoquer ici. La Cour de cassation française rappelle l’exercice d’une activité professionnelle peut être à l’origine de contraintes, de difficultés relationnelles ou de stress sans que les problèmes de santé qui en découlent soient forcément rattachés à des situations de harcèlement moral.

Au-delà de ce qui a été dit, la frontière entre le harcèlement moral et les comportements problématiques n’est pas toujours aisée à appréhender. Quid par exemple du manque d’égards pour le salarié ? En droit comparé français, le juge estime que celui-ci ne peut pas être assimilé à un harcèlement. De même un salarié ne saurait se prévaloir d’un harcèlement moral pour des faits qui concernent un collègue.

II. Les critères du harcèlement sexuel

La loi n° 10/2016 loi de 2016 a prévu deux formes de harcèlements sexuels que l’on retrouve aux alinéas 6 et 7 de l’article 6 du Code du travail.

1°) A l’alinéa 6, pour qu’il y ait harcèlement sexuel, les propos ou comportements imposés à la victime doivent soit avoir porté « atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant », soit avoir créé à son encontre « une situation intimidante, hostile ou offensante ». L’exemple que l’on peut emprunter au droit français est celui d’un harceleur ayant déposé sur le bureau de la victime des ouvrages et des articles à caractère ou contenu sexuels, tout en ayant multiplié les remarques, invitations ou propositions sexuelles parfois accompagnées de gestes déplacés.

Néanmoins, il ne s’agit pas pour le droit pénal de s’immiscer dans les relations amoureuses, auquel cas ce serait une atteinte au droit au respect de la vie privée. La situation de l’employeur n’est pas forcément facile dans ce cas de figure. Responsable de la sécurité du personnel, il est tenu de mettre fin aux actes de séduction qui mettraient en péril la santé d’un salarié. Mais, se mêler d’une relation qui ne le concerne en rien, ce serait de la part du patron, porter atteinte à la vie privée des salariés.

2°) A l’alinéa 7 (art. 2, al. 6 de la loi de 2016), la finalité de l’acte interdit peut consister à « obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers ». Ici point n’est besoin d’obtenir le résultat espéré. C’est à ce type de harcèlement que s’applique, l’article 257 du code pénal relatif aux atteintes aux mœurs qui sont : « tout comportement, attitude ou parole assidue ou suggestive répétés, directement ou indirectement imputable à une personne qui, abusant de l’autorité ou de l’influence que lui confèrent ses fonctions ou son rang social, a pour but d’obtenir des faveurs sexuelles d’un individu de l’un ou l’autre sexe ».

III. Les règles de preuve

La difficulté à laquelle seront confrontées les victimes c’est la charge de la preuve. Il est en effet indiqué à l’alinéa 16 de l’article 6 indique que la charge de la preuve incombe à la victime, et ce quelle que soit la nature du harcèlement. Doit-on comprendre ici que c’est à la victime (ou au syndicat qui engage une action en son nom) et à elle seule de démontrer l’existence du harcèlement ? Il est difficile d’y répondre par l’affirmative dans la mesure où la deuxième phrase du même alinéa 16 prévoit que, la partie défenderesse doit prouver que les agissements visés ne sont pas constitutifs de harcèlement.

La jurisprudence gabonaise étant encore embryonnaire à ce sujet, et cette deuxième partie de l’alinéa 16 étant la réplique de l’article L. 1154-1, al. 2 du code du travail français, il peut être intéressant de s’inspirer des solutions retenues dans ce pays. Le juge français considère que : « En matière de harcèlement moral, le salarié doit établir des faits objectifs qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement en se fondant sur des témoignages, des attestations, des certificats médicaux, le contenu de la lettre de licenciement notifiée à l’auteur des faits, etc » (Cour de cassation, chambre sociale, 13 nov. 2014, n° 13-17.459). Pour autant, la charge de la preuve ne repose pas que sur la victime, dès lors que le présumé harceleur doit démontrer que les agissements dénoncés ne sont pas constitutifs de harcèlement.

Le juge français est même allé encore plus loin dans la protection de la victime en considérant qu’il y a « lieu de juger que le salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, peu important qu’il n’ait pas qualifié lesdits faits de harcèlement moral lors de leur dénonciation, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce » (Cour de cassation, chambre sociale, 19 avr. 2023, n° 21-21.053). En d’autres termes, le juge peut dorénavant retenir l’existence d’une dénonciation de harcèlement moral, et en tirer toutes les conséquences qui s’imposent, quand bien même les mots « harcèlement moral » n’ont pas été mentionnés dans les propos du salarié. D’un point de vue procédural, il n’y a donc pas de risque d’ultra petita.

Dans la législation gabonaise, il y a aussi à relever le silence sur le rôle de l’employeur à la suite de la dénonciation des faits de harcèlement. L’employeur détenant le pouvoir disciplinaire, normalement c’est à lui qu’il revient de sanctionner son collaborateur qui s’est rendu coupable des agissements dénoncés : quel va en être le mode opératoire ? Diligenter une enquête est un passage obligé, mais quelles seront les garanties dont disposeront les uns et les autres ?

IV. Les sanctions

Le harcèlement moral et le harcèlement sexuels sont des délits qui exposent leurs auteurs à des sanctions aussi bien disciplinaires que pénales.

L’article 6 mériterait quelques clarifications surtout en son alinéa 11 qui indique l’auteur d’agissements de harcèlement est passible d’une sanction judiciaire ou de poursuites judiciaires. Si le harcèlement sexuel ne pose pas de problème en tant que tel, puisqu’il y a une distinction entre la sanction disciplinaire et la sanction pénale, il en va autrement pour le harcèlement moral. Le Code pénal ne prévoit aucune sanction a priori pour ces agissements. Il n’y aurait donc aucun intérêt à déposer une plainte pour harcèlement moral.

Néanmoins, la réponse est moins aisée depuis la loi n°005/2021 du 6 septembre 2021 portant modification de certaines dispositions de la loi 006/2020 du 30 juin 2020 portant Code pénal. Cette loi punit d’un emprisonnement de 2 ans au plus et d’une amende de 5 millions de francs CFA au plus, les coupables d’harcèlement moral en milieu professionnel. Si les coupables de discrimination encourent la même peine, les employeurs quant à eux encourent jusqu’à 60 millions de francs CFA au plus d’amende en cas de discrimination. Il y a un toutefois un bémol à apporter ici s’agissant de cette législation : elle ne porte que sur l’élimination des violences faites aux femmes. Dès lors, un homme peut-il s’en prévaloir ? Par ailleurs, vu qu’il s’agit du droit pénal, l’élément intentionnel qui est ignoré en matière de sanction disciplinaire sera-t-il pris en compte ici ?

Par ailleurs, l’article 402 du Code pénal, tel que modifié en 2018, dispose ce qui suit : « Constituent des atteintes aux mœurs : […] 3° tout comportement, attitude ou parole assidue ou suggestive répétés, directement ou indirectement imputable à une personne qui, abusant de l’autorité ou de l’influence que lui confèrent ses fonctions ou son rang social, a pour but d’obtenir des faveurs sexuelles d’un individu de l’un ou l’autre sexe. […] Quiconque se rend coupable de harcèlement sexuel visé au point 3 du présent article est puni d’un emprisonnement de six mois au plus et d’une amende de 2 000 000 FCFA au plus ».

La loi a également prévu une protection pour ceux qui dénoncent des faits de harcèlement. C’est ainsi que l’alinéa 14 de l’article 6 prévoit que le salarié qui a relaté ou témoigné des faits de harcèlement moral bénéficie quant à lui d’une immunité spécifique aux termes de laquelle il ne peut en aucun cas être sanctionné, licencié ou encore faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte. Le licenciement d’un tel salarié est ainsi nul de plein droit.

A l’inverse Le salarié qui prétend faussement avoir été victime d’agissements de harcèlement morale de la part d’un collègue ou de son employeur peut être poursuivie pour dénonciation calomnieuse. Elle est définie à l’article 282 code pénal : « Quiconque a, par quelque moyen que ce soit, dénoncé contre une personne déterminée ou contre plusieurs personnes déterminées, aux officiers de police judiciaire ou administrative ou à toute autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente, ou encore aux supérieurs hiérarchiques ou aux employeurs du dénoncé, des faits de nature à entrainer des sanctions disciplinaires, administratives ou judiciaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexacts, est puni d’un emprisonnement de cinq ans au plus et d’une amende de 1.000.000 de francs au plus, ou de l’une de ces deux peines seulement ».

V. La gestion du harcèlement

Si le législateur s’est fortement préoccupé de l’interdiction du harcèlement au point que l’on se retrouve avec trois lois à ce sujet, et qu’il faut saluer le fait que des garanties aient été prévues pour des victimes, il n’en demeure pas moins, que des insuffisances demeurent. C’est la raison pour laquelle, il aurait été plus judicieux de placer ces dispositions sur le harcèlement dans le Livre IV du Code du travail consacré à la santé et à la sécurité au travail, et les intégrer ainsi dans les mesures relatives à la prévention des atteintes à la santé au travail. Par ailleurs, une fois le harcèlement survenu ou soupçonné comment va-t-on le gérer ?

De la même manière, la loi ne dit rien sur ce que doit faire l’employeur accusé de harcèlement moral. Comme pour toutes les autres personnes dans cette situation, ce sera à une enquête de faire la lumière sur ces accusations. Mais, qui mènera cette enquête ?

En droit comparé français, l’obligation d’organisation d’une enquête interne, après un signalement de harcèlement, a pour fondement juridique les dispositions des articles L. 1152-4 et L. 1153-5 du code du travail . Même en l’absence de harcèlement moral avéré, la Cour de cassation considère que l’absence d’enquête interne, après la révélation d’un harcèlement, constitue une violation par l’employeur de son obligation de prévention des risques professionnels, laquelle cause nécessairement un préjudice à l’intéressé. La loi étant silencieuse sur les modalités de l’enquête, il est recommandé de faire appel à une personne extérieure à l’entreprise comme un avocat enquêteur par exemple.

Augustin EMANE, Maître de conférences HDR à l’UFR Droit de l’Université de Nantes, UMR CNRS 6297, Point Sud Institute Bamako

 
GR
 

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