Psychologie | Deniers publics : Ceux «qui détournent les fonds publics souffrent de troubles de comportement»
La plupart des gestionnaires de fonds publics au Gabon finissent par les détourner pour leur enrichissement personnel. La pratique s’est tellement ancrée dans les modes de faire de l’administration que bien de fonctionnaires et une frange de l’opinion l’ont normalisée. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire ‘’La Loupe’’, le 2 décembre, le psychologue du Travail, Tessa Moundjiegout, estime qu’il faut « mettre en place une cellule de crise qui va accompagner psychologiquement ces personnes ». Avec l’aimable autorisation de nos confrères, Gabonreview donne à lire ci-après l’intégralité de l’entretien.
La Loupe : Au Gabon, pourquoi une personne nommée à un poste à responsabilité est-elle encline au détournement des deniers publics ?
Tessa Moundjiegout : Je vous remercie par avance de la tribune que vous m’accordez, pour vous donner l’approche psychologique de ce phénomène de détournement de deniers publics. La question que vous posez est fondamentale et profonde. Profonde parce que ce phénomène a atteint complètement les valeurs et les bonnes mœurs. Tout le monde est au courant que lorsque vous êtes nommé à un poste à responsabilité, vous avez la charge de gérer un budget. Ce budget, qui appartient au contribuable, doit servir à la réalisation de projets entrepris dans le but de veiller à l’épanouissement de la population. Alors, pourquoi une personne nommée à un poste à responsabilité va-t-elle accaparer ce budget, en croyant que celui-ci lui appartient ?
Sur le plan psychologique, lorsqu’une personne est en carence de quelque chose, elle développe plus tard des sentiments de revanche. Bien évidemment, cette personne, durant son processus d’attente ne tient qu’un seul discours : le jour où j’en aurai, je pense bien qu’ils entendront parler de moi. Aujourd’hui, nous ne sommes pas surpris de voir des pères et mères de famille détourner allégrement les deniers publics. Le problème est donc profond. Profond parce que certaines personnes ne pensaient jamais être au perchoir. Mais grâce à un effet de lobby ou une connaissance vous êtes bombardé à un poste à responsabilité, la première chose que vous vous dites est de savoir le nombre de temps que vous allez mettre à ce poste. Puisque les nominations sont éphémères, alors, elles se disent qu’il serait mieux de partir avec un souvenir. Du coup, elles se servent au lieu de servir. Ces personnes sont dans un mal-être pas possible. Vous ne pouvez pas comprendre les souffrances des uns et des autres.
Les causes de leurs agissements peuvent être multiples. S’agit-il de causes familiales, politiques, mystico-religieuses ? Tout cela est pratiquement à comprendre. Et pourquoi ne pas mener des études là-dessus, pour essayer de mettre au clair les motivations qui animent ces personnes. Il faudrait donc rechercher très loin, parce que ces personnes nommées sont parfois pieds et mains liés. Vous avez une redevance psychologique pour la personne qui vous a nommé à ce poste. Il faut mettre en place une forme de rétrocommission. C’est de cette manière que fonctionnent les arcanes du pouvoir. Mais est-ce que c’est le fait que nous avons été nommé à ce poste que nous allons vendre l’autre au diable ? Est-ce que, c’est parce que nous avons été nommé à ce poste que nous allons nous servir au lieu de servir la communauté ? Au sortir de là, qu’est-ce que l’histoire retiendra de nous ? C’est exactement ce type de questions que ces personnes doivent se poser.
Cette manière d’agir résulte-t-elle d’un problème de casting ou d’un manque de patriotisme ?
Cette question vaut la peine d’être posée. Le trente-cinquième président des Etats-Unis, John Fitzgerald Kennedy déclarait : « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays ». Actuellement, le Gabonais ne se pose plus cette question tout simplement parce qu’il n’y a pas une forme de reconnaissance de l’effort accompli par plusieurs compatriotes.
Lorsque j’interroge certains Gabonais, chacun d’eux argue qu’il travaille pour plusieurs personnes. Autrement dit, chacun travaille, pour nourrir sa famille. Vous comprenez donc dans le discours de chacun le mal-être des Gabonais ? Il ne travaille pas pour lui-même, mais plutôt pour sa famille ? Il y a ainsi un déni du pays dans la mesure où chacun ne travaille pas pour la gloire de son pays. En un mot, la devise de chacun d’eux se résume en ces mots : « Je m’en fous éperdument du pays. Je travaille d’abord pour ma famille et pour moi-même ». Il y a comme une forme de désolidarisation, parce que les Gabonais ne se reconnaissent plus dans les valeurs qui sont inculquées.
Maintenant si vous voulez aborder le sujet des castings, je répondrai par non et oui, parce que nous nous inscrivons dans une forme d’ambivalence. Ambivalence parce que certaines personnes promues à ces postes ne les méritent pas. Il y a comme une forme d’incompatibilité, voire de parallélisme, entre le profil de la personne promue et la personne qui gère. En un mot, on ne tient pas compte du profil réel de chaque promu, étant donné que la promotion d’une personne à un poste à responsabilité, c’est une affaire d’amis, de connaissance, voire de lobby. L’administration publique gabonaise a perdu cette valeur au mérite. Autrefois, avant d’être nommé, par exemple, au poste de secrétaire général, c’était un parcours, voire un processus. Vous commencez au bas de l’échelle avant de viser le haut. Autrement dit, vous faites d’abord vos armes dans la maison, avant d’être promu secrétaire général.
Mais que constatons-nous aujourd’hui ? Tout simplement des promotions entre parents, amis et connaissances. Au point même qu’on vous met un imposteur tout simplement pour servir celui qui vous a mis là et non pour servir la Nation.
Emprisonner ces pères et mères de famille coupables de détournements des deniers publics et de corruption tous azimuts serait-il le moyen idéal, pour éradiquer ce phénomène qui n’a que trop duré ?
C’est vrai que l’on se demande comment on va gérer ce type de personnes. La prison est-elle le moyen idéal, pour les gérer ? Je dis que la prison n’est pas le moyen idéal. Lorsque ces personnes sont incarcérées, elles sont encore aux frais du contribuable. Je suggère que ces personnes habitées par les démons de la kleptomanie soient accompagnées d’abord sur le plan psychologique, pour essayer d’évaluer les motivations qui les amènent à détourner autant d’argent à des fins personnelles.
Il va donc falloir commencer à trouver les sources et tous les coupables. Et pourquoi ne pas arriver à neutraliser la chaîne, parce que si c’est juste un maillon qui est mis en prison, et que la chaîne poursuit son travail, cela veut dire qu’il y aura encore des personnes qui continueront à faire persévérer ce phénomène qui gangrène notre société et menace notre vivre-ensemble. En effet, si on arrive à neutraliser toute la chaîne, je pense que c’est tout le phénomène qui sera éradiqué. Vous allez me dire que lorsque vous êtes en prison, c’est-à-dire au Gros-Bouquet, vous n’avez plus de liberté. C’est vrai. Mais rendez-vous compte que quelqu’un à qui vous privez de tout, sans pour autant qu’il ne soit en prison, c’est quelqu’un que vous castrez psychologiquement. Lorsque vous mettez quelqu’un en prison, vous l’enlevez son pouvoir, toute sa liberté. Pensez-vous réellement que quelqu’un qui va en prison, tout en sachant qu’il a de l’argent caché quelque part va souffrir ? Pour ma part, pas du tout
Une chose taraude l’esprit de cette personne : « je vais subir ma peine de 10 ou 15 ans de prison et après, je saurais quoi faire avec mon argent ». Mais lorsque vous arrivez à la cerner, à comprendre ses motivations, vous parviendrez à faire en sorte qu’elle rende au moins les trois-quarts de la somme volée. Bien évidemment, cette somme rendue pourrait servir à la communauté. Au lieu d’être isolée, cette personne pourra être au service de la communauté, en militant, par exemple, dans des associations caritatives. C’est de cette manière que vous allez pouvoir changer la psychologie des citoyens. En les jetant en prison, vous ne savez pas exactement les monstres que vous créez plus tard. L’objectif est donc d’accompagner ces gens malades. Mais malades de quoi ?
C’est vrai que vous allez me dire qu’il faut quand même la prison. Mais est-ce que vous connaissez des personnes coupables de détournements des deniers publics qui sont déjà allées en prison et qui ont rendu l’argent volé ? Nous sommes dans une forme de mal-être. Le Gabonais souffre à tous les niveaux. Chaque mois, il n’arrive pas à joindre les deux bouts, à se faire soigner, à payer la cantine de ses enfants. L’école publique fait ce qu’elle peut, mais pas assez. C’est donc le privé qui prend le relais. Mais le privé, ce sont les sous. Bien évidemment, lorsqu’on n’en a pas et que l’on vous donne l’opportunité d’en avoir, vous vous servez au lieu de servir la communauté.
Selon vous, l’objectif est donc d’accompagner ces gens malades. Mais de quoi souffrent-ils ?
Ce que je vous ai dit en amont, c’est que nous sommes dans un problème de carence. Quelqu’un vole, pour compenser un manque. La nomination n’est pas l’objet de la compétence. Ce n’est pas parce que je suis compétent que je suis nommé à un poste à responsabilité. La triste réalité c’est que les personnes sont nommées par relation, affinité, obédience… Ce phénomène ne doit pas nous étonner. De même, nous n’allons pas le comprendre ex nihilo. C’est-à-dire l’enlever de son contexte environnemental. Mais bien au contraire, il faudrait l’étudier dans son environnement et comprendre ce qu’il présente. En effet, il peut y avoir un lien avec son contexte environnemental, parce que nous pensons que le Gabonais côtoie le moderne et le traditionnel. Il y a des personnes qui appartiennent aux rites traditionnels où la recherche de pouvoir demande quelque chose en contrepartie.
Parfois la contrepartie serait du sang humain. Certaines réalités que nous observons dans le domaine public et qui vont constituer un champ d’études pour les psychologues du travail, c’est le rapport entre le fétiche et le travail. Le fétiche existe dans nos administrations.
Ces personnes sont en perte d’estime de soi. Lorsque votre estime de soi est largement négative, il faut donc aller à la recherche d’une forme d’assurance. Et ces personnes, qui consultent les marabouts, sont en quête d’une assurance.
Quelle conclusion, pour résumer ?
Lorsque ces personnes détournent les fonds publics, il y a forcément une traçabilité. La traçabilité peut être des investissements. Si la police fait son travail et arrive à découvrir des comptes cachés ou encore des entreprises fictives, on peut arriver à stopper les personnes à l’origine de ces investissements. Aujourd’hui, la majorité des ministères sont en location, l’Etat n’ayant pas de structures pour les accueillir, alors que plusieurs hauts dignitaires arrivent à construire plusieurs immeubles en un temps record.
Lorsque vous êtes exposé et que vous avez une famille, vous allez réfléchir à cinq fois, avant de commettre des impairs. Or, ce que nous constatons actuellement, c’est l’émergence et le déploiement du laxisme. La personne est en prison et on ne fait absolument rien du tout. Aucune activité dans l’intérêt général. Sa famille vit tranquillement, vu qu’elle bénéficie de cet argent qu’il a eu à laisser. Pour moi, ce n’est pas la bonne formule. La bonne formule, c’est arriver à mettre en place une cellule de crise qui va accompagner psychologiquement ces personnes qui souffrent de troubles de comportement.
Tessa Moundjiegout
Maître assistant au département Psychologie de l’Université Omar Bongo (UOB)
5 Commentaires
C’est profond et il faut que les autorités lisent cet interview.
C’est la mafia et la pourriture.
On a beau dire se que l’on veut. Le vol est une coutume. Du moment que l’on apprend à nos enfants l’adage qui dit là où la chèvre est attaché elle broute. Mais ils oublient de rappeler à leurs enfants qu’elle fini toujours par brouté sa corde. À bon entendeur salut.
Que ne faut-il pas entendre ?? celui qui détourne les milliards des routes, des écoles, de la santé serait un malade…qui ne doit pas faire de prison ni rembourser car « après sa peine il saura quoi faire de son argent »…vraiment trop triste de lire celà car c’est vite oublier que ces gens là mettent 50 enfants par classe car on ne peut pas en construire d’autres, empêchent les populations de se déplacer normalement d’une province à l’autre car on ne peut pas construire ni entretenir les routes et, surtout, sont, indirectement, coupables de centaines de décès faute de moyens pour les hopitaux; moyens qu’ils détournent allègrement . Ils doivent donc rester libres et suivre une thérapie alors que le petit voleur de pommes du quartier va faire des mois ou des années en prison . Ces gens là ont de beaux jours devant eux.
Bonne Analyse, M. Tessa Moundjiegout. Au final nous pouvons encore nous poser plusieurs questions supplémentaires relatives aux fonctionnaires du Gabon, quelle éthique personnelle, Quelle moralité et Quelle éducation exactement ont-ils, de base et de l’école? Dans ce contexte me concernant, c’est de plus se poser les questions suivantes : savent-ils écouter, comprendre, observer, lire et écrire (école)? C’est ça l’école. Mais qu’est-ce qu’ils ont aussi exactement appris, retenus de la connaissance transmise oralement de leurs ancêtres, leurs pères, leurs mères ? Sont-ils des exemples pour leurs progénitures ?
Ils représentent une cellule familiale, la société et la Nation pour chacun.
Que deviendra la famille, la société, la Nation ? Pour de tels comportements au Gabon ?
Un peu de dignité pour ces fonctionnaires ! Quand même ! Dieu du ciel et de la terre !
M. Tessa Moundjiegout, vous avez raison, ils sont malades. L’objectif d’accompagner ces fonctionnaires malades, habités par les démons de la kleptomanie et de « Mettre en place une cellule de crise qui va accompagner psychologiquement ces personnes », est fondé.
BNC
« L’homme nait bon, c’est la société qui le déprave » a dit un penseur.
A l’aube de l’indépendance du Gabon et jusqu’à 1967 , la corruption sous toutes ses formes était un phénomène très rare au Gabon. Il en a été de même pour les détournements de fonds publics.
Lorsque vous prenez le soin de consulter la jurisprudence administrative , vous constatez que le moindre détournement de fonds , minime soit-il ,était sévèrement sanctionné par les tribunaux par des peines de prison et le remboursement des sommes volées.
Plusieurs questions fondamentales se posent :
-Que s’est-il passé de 1967 à 2020?
-Les gabonais détourneurs de fonds ont -ils changé à ce point?
Nous n’avons pas de réponses à ces questions.
.
Nous pouvons tout de même faire quelques remarques.
Sur le plan anthropologique , le vol est prescrit par nos us et coutumes. Aucun père , aucune mère imbus de notre culture n’a jamais transmis des valeurs faisant référence au vol de ce qui est à autrui ou à la collectivité, bien au contraire.
Si les détourneurs de fonds n’ont pas appris à voler auprès de leurs parents , où l’ont-ils appris ? A l’école, à l’université, dans la société…des questions sans réponse.
Sont-ils malades comme cela a été dit ? Je ne crois pas personnellement, je les crois très intelligents et en plus plutôt très instruits. Les récents faits divers montrent qu’il s’agit pour la plupart de personnes ayant fait des études supérieures.
Ont-ils mis la science apprise à l’école des blancs pour devenir des experts en détournement de fonds dans une société de plus en plus permissive?
Nous sommes convaincus qu’ils ne l’auraient pas fait entre 1960 et 1967 car l’exemplarité de la peine aurait dissuadé les éventuels candidats.
Pour essayer d’endiguer ce cancer qui gangrène toute la société, il faudra beaucoup de temps pour revenir à nos valeurs ancestrales de protection du bien commun.
A ces valeurs ancestrales il faut ajouter les procédures modernes de gestion , de contrôle et de sanctions qui caractérisent la bonne gouvernance qui est plutôt un slogan de nos jours.
Du travail en perspective.