Cette tribune libre est tirée du vécu quotidien de son auteur, Juste-L. Boussienguet*. Présentée sous le ton innocent du  badinage, elle apporte un témoignage sans concession sur les aléas du service public de distribution de l’eau à Libreville.

© D.R.

 

*Juste-L. Boussienguet, Prof. (HDR) des Facultés des Sciences, Environnementaliste et Sociologue. Auteur (entre autres) de « Avis de bug sur la Cop21 » (Agoravox.fr).© Flickr

Un besoin pressant à satisfaire me tire du sommeil. Machinalement, j’interroge ma montre. Quatre heures trois minutes. Ce n’est pas encore l’heure du laitier, mais après tout, le monde n’appartient-il pas à ceux qui se lèvent tôt ? De mauvaise grâce, je fais quelques étirements et je fonce en direction de là-où-personne-ne peut-aller-pour-moi.

J’étais confortablement installé dans la place depuis quelques instants, tout entier à mon affaire, comme disait un certain Sénèque, quand j’entendis un bruit insolite dans mon dos. Quelque chose comme un grésillement qui s’élance crescendo, jusqu’à atteindre l’intensité stridente d’un roulement de tambour, puissant et saccadé. Je me retourne promptement et je tends l’oreille. Comment vous dire ? j’entends maintenant un bruit qui se résout de loin en loin en une sourde vibration régulière, de plus en plus furtive, qui finit par s’évanouir dans l’épaisseur de la cloison.

Encore ivre de sommeil,  j’ai du mal à imprimer à cette heure de la nuit. Serait-ce un cauchemar ? Ou la chasse d’eau qui viendrait subitement se rappeler à mon bon souvenir ?  A cette heure qui n’en est pas? Intrigué, je me lève. Encore un peu assoupi, je ne demande qu’une chose : retourner me coucher. Si c’est une blague, me dis-je in petto, ce n’est vraiment pas le moment. Pour en avoir le cœur net, je tire sur la chasse d’eau et là, miracle ! Elle me répond comme si elle avait toujours été attentive à ma détresse, depuis que cet auguste endroit ne laisse pas de me rappeler à toute force, qu’il faut absolument que je prenne soin de lui, immédiatement après l’avoir visité. Vous sentez ce que je veux dire ?

Fasciné par ce qui m’arrive, j’allume un large sourire pour l’accueillir : je suis soulagé d’être dispensé de descendre toute affaire cessante au rez-de-chaussée, où le personnel de service a entreposé les bouteilles que mon épouse est allée remplir la veille chez notre fille. Qui habite un quartier voisin du nôtre.

Comme elle a toujours le mot pour maligner, ma fille, elle lui a soufflé hier soir :

-c’est la faute à pas de chance, si papa et toi, vous êtes toujours au régime sec. Il faut aller « laver le corps » à Mambonga.

-A Mambonga, lui répond la mère ? Tu veux rire ?

Trop abîmée à remplir ses bouteilles, mon épouse n’a pas goûté l’espièglerie de sa fille. Trop contrariée par le « délestage », elle a peine à comprendre que la gestion de la « pénurie » est une science qui a ses règles. N’allez surtout  pas croire qu’il suffit de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Que la compagnie des Eaux nous dispense ses services au quartier (certains disent « au faciès »), rigoureusement au petit bonheur la chance. Non, vous n’y êtes pas du tout. C’est un exercice d’une complexité technique qui ferait reculer les meilleures bonnes volontés. Puisque nous sommes seuls sur cette page, je  vous parie un bon bain chaud, que selon que vous habitez Lalala, Nkembo ou au diable vauvert, vos chances d’avoir de l’eau peuvent être calculées avec une précision … diabolique. Rassurez-vous, cependant : dans tous les cas de figure, vous recevrez votre facture du mois en cours à votre porte. Mais on n’est pas là pour tenir ce genre de comptes.

Si vous prenez le temps d’écouter, d’analyser, de mettre en perspective, vous verrez même qu’il n’y a pas que le pire dans leurs méthodes. Le meilleur n’est pas à exclure. Je vais peut-être choquer certains, mais je fais ce que je peux pour me mettre à leur place, quand ils nous assurent, par exemple, qu’en raison d’un interminable embouteillage de pluies, la compagnie des Eaux n’est pas en mesure de nous distribuer l’eau : par l’effet de l’excès d’eau ! A plus forte raison, quand il n’y a pas de pluie du tout. Si je m’écoutais tout à fait, je pousserais mon propos jusqu’à trancher tout net cette ardente polémique qui n’a pas encore eu le temps de refroidir. Et tant pis si je dérange. En effet, les statistiques sont formelles sur le sujet : il pleut au Gabon, pendant la saison des pluies ; et il cesse de pleuvoir, pendant la saison sèche… A l’imprévisible frivolité des saisons, propre au grand pays qui est le nôtre, il n’est aucun remède.

Quoi qu’il en soit, la bonne nouvelle ce matin, c’est que ma chasse d’eau ne me répond plus par un silence assourdissant. Heureux de ce bonheur, je me dis que si ce n’est pas la saison des miracles, le lavabo devrait me confirmer la chose. Je repasse donc dans la salle de bains. Qui est attenante au précieux endroit d’où je vous parlais. Sans le réveiller à cette heure matinale, je tente délicatement de tourner le bouton du lavabo. Qui résiste à toutes mes sollicitations. Ayant réussi, tant bien que mal, à rassembler mes esprits, je commence à réaliser que ce bouton doit avoir un message à me transmettre. Alors, je branche mon décodeur et je traduis : se sentant abandonné à lui-même depuis perpette, il a pris la mouche et son mécanisme s’est enraillé. Capsaillé à force d’être laissé pour compte, le bouton du lavabo attendait sans doute d’avoir une explication orageuse avec le premier utilisateur qui passe par là. Rien de plus légitime, me direz-vous. Sauf que ça n’a pas raté : il fallait que ça tombe sur moi. Il faut que j’apprenne à rester sur mes gardes : on n’est jamais tout à fait maître de ses lavabos par ici.

C’est alors qu’une idée saugrenue me traverse l’esprit. Au lieu de cultiver la tristesse mécontente et jugeante de celui qui broie une insatisfaction contenue qui confine à la souffrance, ressaisissons-nous. Pourquoi perdre patience et pester contre les boutons de lavabos qui ne nous ont rien fait ? Et si je passais simplement un deal avec eux ? pour qu’ils soient à mon service sans que jamais ils ne me tiennent à leur merci. Parce que je suis demandeur d’une douche ou d’un bon bain chaud.

Sur ces entrefaites, mon regard frôle la baignoire qui gît à ma droite, dans un angle de la pièce. Et qui n’a pas daigné m’accorder son hospitalité, depuis deux mois maintenant. J’abandonne le lavabo à son sort. Va pour la baignoire. Au fond, je n’ai rien à lui reprocher non plus. Nouvelle tentative avec le bouton d’eau froide de la baignoire. A ceci près que cette fois, j’ai l’air et la détermination de celui qui a tout son temps pour tester tous ses robinets, s’il le faut. S’il y a de l’eau dans cette maison : je veux le savoir.

Cédant de bonne grâce à ma demande, le bouton pivote sur lui-même et je suis récompensé par ce que je vois : un je ne sais quoi de bordeaux, qui tient du vin éponyme, s’épanche du robinet. Pétrifié d’étonnement, j’amorce un léger mouvement de recul. Puis, de plus en plus déconcerté, je m’approche derechef, les sens en déroute. Non, je n’ai pas rêvé. Oui, après une trentaine de secondes qui me paraissent une éternité, quelque chose de plus attendu, qui ressemble à s’y méprendre à ce « liquide incolore, inodore et sans saveur » dont on parle dans les manuels d’écoliers, vient diluer le consommé de tomate. Avant de le remplacer tout à fait.

Par curiosité, j’interroge le bouton opposé. Le test est positif. Je suis tout à fait apaisé maintenant : je crois que je vais aller brûler un cierge demain à Saint-Michel, la paroisse où ma mère avait ses habitudes. Avant qu’elle décide de me quitter pour un pays où, parait-il, il y a de l’eau en abondance. Le fait est que je retrouve mon sourire et avec celui-ci, l’immense privilège de tirer la chasse ou de prendre une douche ou deux, si le cœur m’en dit. Sans me prêter à mille et une précautions et autres corvées de portage : à défaut d’être un compagnon fidèle, la civilisation, ça a du bon. Surtout quand elle revient vous visiter sans préavis à Libreville. A son entière discrétion.

Retrouvant mon flegme habituel, je me dis mezzo voce, que vu la débauche de technologies qu’ils mobilisent pour nous simplifier la vie, quand il s’agit d’acquitter nos factures, ça ne serait peut-être pas si bête s’il y avait une alarme, à défaut d’un indicateur, ou même un télégramme ou un petit message amical par WhatsApp pour nous prévenir qu’on va avoir de l’eau : lundi ou vendredi ; à trois ou quatre heures du matin ; dans une semaine ou dans un mois. Peu importe, au fond. Mais sans doute est-ce encore trop demander… Oublions bien vite ce genre de folies furieuses.

Je retournerais bien volontiers dans mon lit maintenant, mais par acquis de conscience, je juge que j’ai plus urgent à faire. Il n’y a pas d’heure pour les braves : ainsi philosophent les nécessiteux. Où est mon peigne? Pour une fois que j’ai de l’eau, je tiens à me faire un shampoing, toute affaire cessante. C’est tellement plus pratique et plus agréable aussi, à la faveur d’une douche bien chaude. Qu’à la bonne franquette, sous le besogneux goulot d’une bouteille.

Mais au fond, comment savoir ? Il se pourrait bien que je sois victime de mes émotions : que mon jugement soit corrompu par une « manière » de faire que je dois à cette fameuse « civilisation ». La garce. Moralité, gardons nos distances : restons raisonnables et méfions-nous des us et coutumes. Ils s’attrapent plus vite que la sagesse. Soyons fiers d’être nous-mêmes et restons dignes. Faisons comme le héron de Monsieur de Lafontaine : vivons de nos coutumes et douchons-nous à nos façons. Qui a dit que c’est en se résignant que le malheureux consomme son malheur ? En marmonnant entre les dents : « on va encore faire comment» ?

Mais je dis ça, je dis rien. A force de bagatelles et de coquetterie, il s’en est fallu de peu que j’oublie l’essentiel : remplir ma baignoire. Drôles d’oiseaux ces gabonais, devez-vous penser sous cape. Se lever dès potron-minet, pour le seul plaisir de prendre son bain! Ils n’ont donc jamais rien d’autre à faire, ces fainéants ? Euh… je crois que l’heure n’est pas tout à fait aux échanges de courtoisies et je ne vous parlerai pas du plaisir, Mr. Pas aujourd’hui. Quant à la baignoire d’avance, c’est juste une assurance survie de plusieurs jours, pour toute ma parentèle. Parce qu’on ne sait jamais : quand vous avez le privilège d’avoir de l’eau courante qui vous tombe des nues à quatre heures du matin par ici, vous pouvez vous sentir fort aise : c’est votre droit, après tout. Mais rien ne dit qu’un instant plus tard, ce robinet soudainement attendri par votre « détresse hydrique », comme on dit dans le sabir des  « experts », ne va pas changer d’avis aussi tôt que vous lui aurez tourné le dos. La preuve : cela fait deux mois que tous ses semblables étaient en panne sèche dans cette maison. Et deux mois sans eau, croyez-moi, ce n’est pas de la petite bière.

Je n’en reviens toujours pas, mais je n’ai pas trouvé la moindre statistique sur ceux qui, comme moi, ont vécu ce régime de faveur. La probité me fait donc un devoir de m’en tenir à mes observations personnelles, pour signaler à qui de droit, si vous le rencontrez avant moi, le cas de mon voisin le plus proche, qui vient de rendre ses clés à son propriétaire. Préférant les embouteillages au régime sec, il n’a rien trouvé de mieux que de s’établir à Okala, où il a trouvé une nouvelle maison à louer. Interdits de migration, ceux qui habitent chez eux, comme votre serviteur, peuvent toujours célébrer les joies de la propriété. C’est la seule consolation qui leur demeure.

Pourtant, à la compagnie des Eaux et de deux ou trois autres choses, grandes et petites, ils continuent à tenir à peu près ce langage :

-le client est roi. Alors dormez tranquilles, bonnes gens : nous prenons soin de tout. C’est SIFACIL dorénavant de nous acquitter votre taille en un clic et trois mouvements, que vous ne « la » sentirez même plus passer. Plus besoin d’aller faire tapisserie, deux ou trois heures dans nos agences. Comme disait Steve Jobs (ou un certain Malcom X, je ne sais plus) : c’est une révolution. N’hésitez pas à en profiter.

– A la bonne heure, M’sieur, fallait pas vous donner tant de mal! Mais permettez, tout de même : sauf le respect que je vous dois, dites-moi que ce n’est-ce pas une hallucination. Voulez-vous dire que grâce aux derniers progrès des « technologies de l’information et de la communication », vous vous occupez de tout, et nous du reste ? On ne saurait vous ménager nos éloges. Que demande encore le peuple ? Surtout ne changez rien. Vous êtes le phénix de ces Eaux.

Par *Juste-L. Boussienguet, Prof. (HDR) des Facultés des Sciences, Environnementaliste et Sociologue. Auteur (entre autres) de « Avis de bug sur la Cop21 » (Agoravox.fr).

 

 

 
GR
 

5 Commentaires

  1. Alex dit :

    Nous la vivons tous cette pénurie qui en plus de nous contraindre à la corvée de portage, nous impose des dépenses supplémentaires (achat de l’eau minérale et des récipients de grandes capacités) alors que les factures de dame SEEG sont toujours de même ordre sinon étonnement bien au dessus de la normale. Des milliers des librevillois locataires croulent sous le poids de ces charges supplémentaires en y mettant une sourdine tellement la situation semble générale. Pas besoin de changer de quartier au regard des prix prohibitifs des cautions imposées pour intégrer une nouvelle habitation. Si la génétique ne nous a pas gâté en terme de chromosomes de la contestation, la pression des difficultés finira par avoir raison du carcan qui nous retient jusqu’ici.

  2. Jean-Philippe dit :

    Quand on est professeur, on a visiblement le temps d’attendre …et du temps pour ecrire un texte aussi long et vide qu’une baignoire sans bouchon…

  3. Emane TOULE dit :

    Merci professeur Juste-L BOUSSIENGUET!tout a été dit…
    J’espère que la belle dame S.E.E.G recvra correctement votre message. Encore merci.

  4. Esprit dit :

    Excellent! Si l’article ne traitait pas d’une fâcheuse situation, j’aurais dit que ce fut une lecture très agréable.

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